Encore un dilemme musical en ce début Mars 2020. Algiers, dont les trois membres fondateurs sont originaires d’Atlanta,venait de sortir son 3ème album « officiel », There is No Year, et passait par Nantes Stereolux pour l’une de ses 3 dates françaises. Le même soir, à Rennes, se produisaient aussi Warmduscher et Hotel Lux, que j’avais déjà beaucoup aimé en 1ère partie de Slaves en 2018. N’ayant jamais vu Algiers, j’étais curieux de découvrir, en live, cet ovni musical quasi inclassable , d’autant qu’en 1ère partie la bassiste de Savages, Ayse Hassan aka Esya présentait son projet solo.
Esya en première partie
J’avoue ne pas être un grand fan de Savages (en longue pause depuis 2016), passés notamment par le Printemps de Bourges en 2013. La prestation d’Esya ne m’a cependant pas laissé indifférent. Entre basse, son instrument de prédilection, claviers et machines programmées, Esya a su proposer un set péchu et fragile à la fois. Les machines, l’électronique assurent la base rythmique souvent entêtante tandis qu’Esya pose sa voix ou vocifère tout en balançant ses riffs de basse parfois torturés. Dédié à un ami disparu -non physiquement-« Nothing » est un des titres qui reflète bien sa musique.A écouter aussi « Lost », son 1er single paru il y a deux ans….A suivre donc!
Algiers: l’ovni musical inclassable
Le 3ème album d’Algiers, There Is No Year, était paru un mois et demi avant le concert: un peu plus marqué par l’électronique et peut-être un peu plus abordable par un public plus large, il reste toujours autant politisé et quasi inclassable (mais est ce utile?) dans une seule catégorie musicale. Le croisement de plusieurs courants, entre post punk et gospel, avec de la soul, du funk, du R’N’B et un zeste d’électronique témoigne d’une grande liberté artistique plus que d’une volonté d’expérimentation. Comme sur les deux premiers opus,on va d’ailleurs retrouver ce grand brassage musical sur les titres de There Is No Year. Ainsi « Losing is Ours » va nous séduire par son atmosphère Negro Spirituals alors que « Hours of Furnace » va nous faire naviguer entre électro, soul et riffs de guitare post punk pour une tonalité plus pop paradoxalement aussi!
Le quatuor illustre bien ce melting pot musical. Si le trio Fisher, Mahan et Tesche est originaire d’Atlanta, leur parcours musical différent enrichit le groupe d’aujourd’hui. Franklin James Fisher, chanteur guitariste claviériste vient de la soul et du gospel, tandis que Ryan Mahan , bassiste multi instrumentiste et Lee Tesche, guitariste, viennent du Punk. Ils furent rejoints, à Londres, en 2015, par Matt Tong, l’ex batteur de Bloc Party, (que j’avais vu, la 1ère fois, à L’olympic de Nantes en 2004!)
Un message politique militant
Le nom du groupe lui même, Algiers, en dit long sur le propos du quatuor et de son frontman Franklin James Fisher: c’est le film « La Bataille d’Alger », film algéro-italien de Gillo Pontecarvo en 1966 (mais sorti en France seulement en 1970) qui inspira le groupe; un film militant sur la décolonisation qui s’inscrit dans ce que l’on a appelé le « Third Cinema » par analogie au « Third World » (Tiers Monde) alors en plein mouvement d’émancipation révolutionnaire. Il ne faut pas oublier non plus que, hors parution officielle des 3 albums chez Matador, le groupe a aussi sorti un album (seulement sur K7!) en 2018 et intitulé « 1er Novembre 1954« : le groupe revient bien sûr sur la « Toussaint Rouge » mais aussi la « Torture » (un des titres de cet album). A noter aussi que Franklin James Fisher maitrise bien notre langue, apprise au « college » à Atlanta me dit-il après le concert!
La thématique militante est omniprésente chez Algiers à l’image d’un autre titre, « Hours of The Furnaces », extrait du dernier album et joué aussi à Stereolux Nantes; « L’heure des brasiers » était un film documentaire argentin de Fernando Ezequiel Solanas (sorti d’abord en 1968 au Vénézuela) qui dépeignait la grave situation de l’Argentine et le besoin d’une lutte armée pour le libérer.
le 1er titre de l’avant dernier album, The Underside of Power, fut le 1er titre du concert nantais de Stereolux et encore une occasion de développer la réthorique politique militante; en effet, l’introduction de « Walk like a Panther » reprend le discours de Fred Hampton, jeune activiste Black Panther, décédé en 1969 alors qu’il n’avait que 20 ans: « I’m a revolutionnary…I’m the people..I’m not the pig..you’ve got to have a distinction »…Vous l’avez compris, le propos d’Algiers est aussi proche d’Angela Davis ou de Malcom X (comme pour le groupe Public Enemy) pour dénoncer la discrimination raciale tandis que le groupe dénonce aussi les violences policières ou évoque la tuerie raciste de l’église de Charleston en 2015.
Un Patchwork musical séduisant
Le concert nantais de Stereolux s’est donc ouvert sur « walk like a panther » suivi du 1er titre éponyme du dernier album, There is No Year, avec ses choeurs gospel. Suivront deux titres du 1er album paru en 2015 sur le label Matador, « Black Eunuch » puis « old Girl ». « Black Eunuch » est encore un bon exemple du patchwork musical d’Algiers: une soul rythmée, presque tribale au début, qui démontre le talent et la voix de soulman de Franklin James Fisher.
Algiers reprend alors un titre du groupe américain post punk The Make Up, « Born on The Floor », avant de jouer l’un des meilleurs titres (pour moi!) du dernier album, « Wait for the Sound »: des choeurs, un peu de clavier joué par Franklin James Fisher et, comme très souvent, de la reverb (un peu trop parfois?) pour sublimer l’ensemble.
Le reste du concert va nous montrer la palette musicale large, sans cesse entre soul/gospel et post punk voire punk comme, en rappel , la deuxième reprise de la soirée: le titre « One Chord wonders » où Esya rejoint le groupe sur scène, est une reprise de l’éphémère (1976/79) groupe punk anglais The Adverts. Le titre , qui fut l’un de leurs deux hits, évoque le désamour possible du public pour le groupe, même si celui ne semble n’en avoir rien à faire( « we don’t give a damn ») en se jurant de revenir meilleurs l’année suivante!
Le set a montré des temps forts indéniables , comme « Dispossession » enchaîné avec « We can’t be found », avec son petit parfum de Bowie: le groupe avoue d’ailleurs être influencé par Bowie, période berlinoise, et Scott Walker pour ses visions baroques et industrielles . J’ai beaucoup aimé les différentes facettes du groupe, y compris les titres très péchus, comme le dernier rappel « Void » que l’on retrouve sur le flexi vinyle bleu accompagnant le dernier album vinyle.
Potentiel, liberté et défis
Le concert de Stereolux Nantes, comme la production discographique d’Algiers révèle son potentiel créatif. Seulement présent avec l’édition vinyle gold limitée, le titre « Can The Sub_bass Speak » (en face b du single Void) sorti en fin d’été dernier, est aussi le reflet de la liberté artistique du groupe, liée à son talent. En flirtant avec le free jazz, le titre montre une autre facette musicale tout en sortant complètement aussi des codes visuels, en adoptant une approche délibérément artistique, en gardant le propos politique radical! (lisez ce qui s’affiche presque comme des slogans dans la dernière minute de la video). Cette video rappelle l’abstraction visuelle et le radicalisme politique de Lis Rhodes, artiste féministe britannique. Il fait aussi écho à un essai, « Can The Subaltern speak », écrit, en 1988, par l’indienne Gayatri Chakravorty Spivak, considéré comme un des textes fondateurs du post colonialisme.
Les références culturelles de Franklin James Fisher sont multiples et un des défis du groupe va être de savoir prolonger, en le peaufinant parfois, cet énorme potentiel! Franklin James Fisher est conscient d’une certaine mission que peut avoir Algiers, tout en restant lucide; « Seuls les gens peuvent changer la société » déclarait -il à Magic, dans une ITV il y a quelques semaines, avant d’ajouter: »Si l’on veut un changement, il faut s’adresser au coeur humain. La politique seule ne peut pas le faire. Il faut quelque chose de plus sublime, la musique fait partie de ces choses ».
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