Strange Encounter
L’intensité des projecteurs rendait l’ombre à la périphérie du halo lumineux encore plus dense. Une silhouette fatiguée était entrée, une cigarette (?) à la main. Je me souviens avoir pensé qu’il n’était pas très grand. Après avoir salué tout le monde, plaisanté avec le réalisateur, il avait installé sa batterie, seul, sans aucune aide, pendant que nous réglions les dernières lumières. Puis, il avait sorti une paire de baguettes et tapoté sur les fûts pour les régler. Une fois cette tâche accomplie, il s’était mis à jouer dans ce style si reconnaissable qu’il avait inventé. J’allais filmer le grand Tony Allen et je n’en menais pas large.
Le géant créateur de ces rythmes qui ont influencé des générations entières, ensemencé tant de styles musicaux pour les enrichir, cet homme qui co-inventa une musique de révolte dans les années 70 et enregistra une quarantaine d’albums s’est éteint le 30 avril 2020 à Paris à l’hôpital Georges Pompidou. Il avait 79 ans.
Lagos et la musique de jeunesse
Dans ses années de jeunesse, il se nourrit de jazz et ses batteurs de références sont Max Roach ou Art Blakey. Né à Lagos, il est aussi entouré par les rythmes tribaux et la musique populaire Yoruba des années 40, le Juju. L’ethnie de son père qui s’étend du Nigéria au Togo en passant par le Bénin, est réputée pour ses percussions traditionnelles et sa culture rythmique qui aura une grande influence sur la musique Afro-cubaine.
Une autre de ses influences sera le batteur Ghanéen, Guy Warren, qui apportera au jazz de Gillespie, Parker ou Monk, la culture rythmique du nord-ouest africain.
La Kalakuta Republic et Africa 70’s
À18 ans, il se pose derrière sa première batterie alors qu’il travaille comme ingénieur du son pour une radio locale. Il joue bientôt avec des musiciens de Highlife, ce genre populaire au Ghana depuis les années 60, qui mélange jazz, pop et musiques traditionnelles. En 1964, le jeune Fela Kuti l’auditionne pour son groupe de Highlife. Séduit par le son unique du jeune batteur, il l’embauche pour ses Koola Lobitos, son groupe d’alors. En 1969, ils entament une tournée Nord Américaine mouvementée sous le nom de Fela and Africa 70’s. Alors que Fela s’arroge l’écriture de tous les instruments, seul parmi les musiciens Tony Allen est laissé libre de créer ses propres rythmes. Il invente alors ce qui sera sans doute un des styles de rythmique les plus marquants de ces 50 dernières années pour accompagner la naissance de ce genre hautement militant, revendicatif et engagé qu’est l’Afrobeat de Fela Anikulapo Ransome Kuti. Dans la Kalakuta Republic, la communauté que s’est constituée le chanteur, et au Shrine, son club où il se produit souvent en public, il croise toute une faune de musiciens internationaux venus voir de leurs yeux l’œuvre du musicien nigérian : Stevie Wonder, Gilberto Gill… Il fera entre autres la connaissance du trompettiste Hugh Masekela avec qui il enregistrera un album 40 ans plus tard et qui ne sortira qu’en 2020, Rejoice. Aucun des deux musiciens ne verra leur œuvre commercialisée. Masekela est mort en 2018.
Dès 1974, Tony Allen enregistre son premier album solo, Jealousy. Quatre ans plus tard, après la sortie de Zombie, une violente charge contre l’armée nigérianne d’Obasanjo, cette dernière attaque de la kalakuta Republic qui tue la mère du chanteur. La désorganisation de Fela— le Shrine ayant aussi été détruit, les répétitions se passent désormais dans un hôtel entourées de plus de 70 personnes qui boivent, fument, et profitent des largesses du musicien— ajouté à cela les royalties jamais versées, le batteur claque la porte.
Paris et la nouvelle génération
Après avoir formé son propre groupe et enregistré un album à Lagos, il gagne Londres en 1984, puis Paris. Il acquiert la double nationalité française et nigériane. Désormais reconnu par tous comme un des plus grands—Brian Eno dira de lui qu’il « est peut-être le plus grand batteur ayant jamais vécu »—il collabore à de multiples projets et enregistre des albums solo, ou est embauché par des musiciens de la jeune génération pour jouer sur leurs albums. Ce sont des albums avec Manu Dibango happé par le Covid ce printemps, des expérimentations avec des musiciens électro, R&B ou electronica, comme ces deux albums avec Doctor L sur Comet Record, le label fondé par Eric Trosset et Manu Boubli. Il réenregistre certains de ses titres des années 70, comme Ariya, sur l’album Black Voices en 1999.
Les super-groupes et la consécration
Puis, dans les années 2000, il entend le morceau de Blur, Music Is My Radar dans laquelle le chanteur Damon Albarn cite explicitement le batteur. Ils formeront le Super Groupe The Good, The Bad and The Queen en compagnie de Paul Simonon et Simon Tong de The Verve. Le premier album sort en 2007, unanimement salué par la presse et le public. À l’origine le projet ne devait pas connaître de suite, mais en 2018 sort Merrie Land.
Allen enregistrera avec Sebastien Tellier, Shusheela Raman avec qui il jouera également en live, Charlotte Gainsbourg, Air. Avec Flea et Albarn, ils montent le projet Rocket Juice and The Moon dont l’unique album sort en 2012. En 2016, il se lie d’amitié avec le pionnier de la tech, Jeff Mills. Ils se rejoignent sur scène, et, en 2018, ils collaborent pour l’album Tomorrow Comes The harvest.
Avec un hommage à Art Blakey et l’album The Source en 2017, il voit un de ses rêves se concrétiser : un contrat avec le légendaire label jazz Blue Note.
L’année dernière, un documentaire, Birth Of AfroBeat, retraçait la vie musicale de Tony Allen.
Des rythmes groove répétitifs et hautement addictifs de Fela & Africa 70’s aux beats hypnotiques du duo avec Jeff Mills, Tony Allen, l’homme qui caressait sa batterie comme il caressait une femme, a traversé et marqué durablement 60 ans de musique. Grâce lui soit rendue. Qu’il repose en paix.