Lorsque l’humanité entière déçoit et que l’on ne sait plus pourquoi on se lève le matin. Lorsque la violence fût (et est peut-être encore?) le seul moyen d’expression, lorsque l’on sait que notre cerveau fuit par tous les côtés, enfin, lorsqu’il ne reste plus que la musique, il y a Dance on the Blacktop, le dernier et troisième opus de Nothing.
Ce titre est à la fois une invitation à la fête et l’annonce d’une vengeance. Est-ce, comme le laisse entendre le dossier de presse, une phrase, une expression issue de l’argot des prisons popularisée par Iceberg Slim ou Donald Goines, qui évoque un coup porté, une bagarre rapide, fulgurante et peut-être meurtrière lors d’une promenade carcérale? Après son séjour derrière les barreau pour tentative de meurtre, Dominic Palermo a mis quelques années à redresser la barre. Quelques temps plus tard, suite à une rixe lors de laquelle il est passé à tabac, il est diagnostiqué d’une maladie neurodégénérative. De celle qui touche les boxeurs, ceux qui ont reçu de nombreux coup à la tête, s’en sont pris plein la gueule. Alors peut-être considère t’il que cette annonce est comme un coup de poignard asséné lâchement lors de la promenade que constitue cette période de sa vie?
Un shoegaze désenchanté et noir
Peut-être faut-il aussi prendre cette assertion au pied de la lettre et y voir une sorte de manifeste nihiliste qui voudrait nous inciter à danser plutôt que de se préoccuper d’un monde vain et inutile qui court à sa perte…
Toujours est-il que, fidèle aux codes du genre, le groupe de shoegaze continue à ériger ses murs de guitares, comme pour mieux entourer la voix fragile du chanteur guitariste. Comme cloitrée dans un écrin cotonneux de saturation, de flange et de réverb, elle semble sortir d’un cercueil douillettement molletonné. Dignes héritiers des My Bloody Valentine, référence du genre, Pale Saints, Ride et peut-être plus encore de Slowdive, Nothing est né en 2010 des décombres de l’existence en miette du chanteur. Plus ou moins sorti de dépression, il enregistre alors quelques EP et démo, puis fonde Nothing, sort deux très bons albums bien accueillis par la critique chez Relapse. Palermo avait auparavant poussé la gueulante dans Horror Show, un groupe de punk éphémère. Entouré d’une nouvelle clique—dont un ancien fan d’Horror Show!—le guitariste et co-compositeur Brandon Setta, le batteur Kyle Kimball, et le nouveau bassiste Aaron Heard— remplaçant Nick Basset de Whirr—Dominic Palermo continue son bonhomme de chemin entre shoegaze, indie rock et dream-pop. Produit par John Agnello (Dinosaur Jr, Breeders, Sonic Youth, Kurt Vile), on retrouve grâce à cette patte particulière, les ingrédients du son 90’s indie made in US avec bonheur.
L’album s’ouvre sur ce morceau au clip macabre. Zero Day évoque des images de paradoxes, d’oppositions entre la vie et la mort, le mouvement et l’immobilité.
I’m no longer using existence, existence is using me.
À l’écoute de l’album on est frappé par l’alternance entre morceaux noirs, au son épais, au ton désenchanté et plages plus calmes, aux guitares plus aériennes, comme sur Hail On Palace Pier, inspiré par le Rocher de Brighton (Brighton’s Rock, 1938) de Graham Greene, où Palermo s’identifie à la jeunesse violente et destructrice décrite par l’auteur. Ou encore The Carpenter’s Son—le père de Palermo était charpentier et très croyant—qui se déroule sur une nappe d’arpèges apaisés. Si l’album n’entame aucune révolution stylistique par rapport aux précédents, il confirme que les deux compères savent écrire de bons titres.
Un néo romantisme teinté de nihilisme?
Références littéraires, classiques, ou non, filmographiques ou rappels de leurs propres expériences, les deux acolytes, Setta et Palermo, manient la métaphore pour conjurer leurs démons et exprimer le malaise qu’ils ressentent. Blue Line Baby invoque la figure romantique du personnage d’Ophélie d’Hamlet. Représentée flottant au clair de lune, entourée de fleurs, la vierge folle morte—ou suicidé?— noyée est aussi synonyme de passion amoureuse, de folie et de la victoire de la passion sur la raison. S’adresse-t’il à une jeune fille, Cambria, flottant au fil de l’eau, ou regarde t’il passer un bouquet de fleurs—Cambria est une des variétés les plus courantes d’orchidée?
Palermo perçoit le travail de composition et d’arrangement du morceau comme une évocation musicale du mythe shakespearien qui cristallise ses propres angoisses et préoccupations :
« Fragiles, tourbillonnants, et évoquant la tragédie, les arrangements du morceau sont les équivalents des chrysanthèmes blancs des paroles, qui nous laissent avec un sentiment sombre et délicat qui renforce la symbolique de la brièveté inhérente à la durée d’un album. »
Le clip reprend les représentations du mythe d’Ophélie : clair de lune, corps flottant, porté par l’onde, ni vraiment morte, ni vivante, illusion ou réalité? Hamlet lui-même ne sait s’il est victime d’une hallucination.
Depuis le diagnostique de Encéphalopathie Traumatique Chronique (ETC), Palermo s’est résolu à laisser ses impulsions guider ses décisions et, fataliste, se résout à assumer ses mauvaises décisions, les imputant à sa pathologie.
La mélodie et la structure rythmique de You Wind Me Up a un quelque chose de All In My Mind de Love And Rockets, le groupe fondé par les restes de Bauhaus après leur séparation. Ce n’est certainement pas un hasard tant l’univers de Nothing se nourrit d’horizons riches et divers, bien souvent fleurtant avec l’imagerie romantique adolescente qui était l’apanage de la cold wave et new wave des années 80. Pourtant, aucune attitude affectée ici, mais bien un profond malaise existentiel, une difficulté à appréhender les relations humaines, comme peut l’évoquer ce titre .
We’re stuck on a giant rock of asphalt, floating around in a useless universe.
Plutôt en rire qu’en pleurer
Us/We/are—le Creep de Radiohead me vient à l’esprit—apporte une touche de dérision au contenu du L.P. Le chanteur y disserte rêveusement sur la coupure qu’il se fait sur le bord d’une canette en métal, invoquant des images de pourriture, de repas qui n’auront jamais lieu et des voyages littéraires. Heureusement, le groupe ne se prend pas totalement au sérieux. Et, combien même ils développent une vision désenchantée du monde, ils savent désormais le prendre avec une certaine désinvolture. Preuve d’une nouvelle maturité qui s’exprime désormais dans cette musique qui, si elle répond aux codes du genre, n’est pourtant que l’évocation sonore sincère de leurs personnalités tourmentées.
La force qui se dégage de cet opus est celle de Palermo qui prend la confusion inhérente à sa maladie comme une force créative. Retournant la situation à son avantage, il affronte l’épreuve avec une certaine sérénité et une dose de dérision qui donnent finalement de l’ampleur à la musique du groupe.
There’s beauty in the confusion if you can learn to hold its hand.
Oui, en définitive, on ressort de cette expérience avec un rictus désabusé, et le crédo nihiliste saupoudré de désinvolture est certainement la bonne option pour aborder la musique de Nothing. D’ailleurs, leur nom lui-même nous indique le chemin à suivre. Et comme le dit Palermo—et cela n’engage que lui :
Rather than fight anything, let’s just smile! Let’s dance on it!
Le 24 août chez Relapse
Sources :
https://www.stereogum.com/featured/nothing-dance-on-the-blacktop-interview/
Liens :
http://relapse.com/nothing-dance-on-the-blacktop/
https://bandofnothing.com/