La semaine dernière n’a pas été tendre en matière d’évènements tristes. La veille de la guerre, nous apprenions la disparition soudaine de Mark Lanegan à l’âge de 57 ans.
Un vide immense, un silence assourdissant. Les réactions des amis musiciens comme des fans ont toutes montré des gens pris totalement par surprise. Le choc a été dur. Il faut dire que la voix de l’homme était inimitable et a marqué plusieurs générations tout autant que sa haute silhouette et son caractère impressionnant. Tout au long de sa carrière et de sa vie, il aura lutté contre les addictions, cherché un succès qui se fera toujours attendre en dépit d’une large reconnaissance. Son timbre grave et chaud, ses paroles et sa musique aussi sombres que sa voix ne sont pas loin des Nick Cave ou Leonard Cohen.
Know who you are and fearlessly follow your heart
S’il faut en croire l’homme lui même, c’est dès l’âge de douze ans qu’il commence à téter la bouteille. Lorsqu’il lui arrive d’aller en classe, il arrive bourré et sème la zizanie. Il connait plusieurs épisodes de coma éthylique, hérite d’une belle cicatrice au visage. Il ne s’arrête pas là et touche aussi au jeu et au porno de manière compulsive. Il faut dire que l’atavisme est rude : son père avec qui il vit depuis le divorce de ses parents est un alcoolique invétéré et sa mère n’assure pas beaucoup plus. Il est arrêté pour vol à l’étalage, possession de drogue, arnaque à l’assurance et vandalisme avant même d’atteindre la majorité. Dans sa jeunesse, ses deux parents, professeurs de leur état, lui font écouter Johnny Cash, Frank Sinatra… Mais il n’a qu’une envie : quitter la petite ville de l’État de Washington où il réside. Il y a quelques années, il déclarait au micro de Joseph Arthur, qu’il y avait dans sa famille tellement de cultes obscures, de branches de diverses religions, que celle-ci lui était vite apparue comme un tas de conneries. En marge de l’école qu’il fréquente de manière aléatoire, il travaille pour la famille Conner qui lui propose de récupérer le matériel électronique des clients ne pouvant pas assurer leurs mensualités. Il se nourrit alors des albums des Damned, des Pistols ou du Gun Club. Jeffrey Lee Pierce avec qui il deviendra ami est une des figures qui va l’influencer dans sa carrière.
Une issue se dessine pourtant, la musique. En plein milieu des eighties, à 20 ans, alors qu’il doit renoncer à partir pour Las Vegas après s’être fait renverser par un tracteur (!), les fils Conner lui proposent de jouer de la batterie dans leur groupe, Screaming Trees. Tout comme une autre voix bien marquante, Joey Ramones qui commença lui aussi derrière les fûts, il passe rapidement au chant : « J’étais tellement mauvais qu’ils m’ont fait chanter. » Le groupe préfigure la vague grunge. Quelques années avant Nirvana, ils enregistrent leur premier E.P. puis connaissent un certains succès d’estime. Il faut dire que la voix bien distinctive de Lanegan donne une identité tout de suite reconnaissable au groupe. Il aurait pu, comme l’écrit Mark Sutherland pour Kerrang!, être la voix de sa génération. Mais ce destin échouera à un autre, un de ses meilleurs pote, Kurt Cobain avec qui il avait fondé The Jury, groupe éphémère.
Pourtant, les Screaming Trees avaient tout pour figurer au panthéon du grunge, morceaux incisifs, mélodies accrocheuses, et le timbre inimitable de leur chanteur écorché vif aux lyrics déjà lourdement chargés du passif de ce dernier. Ce n’est qu’au sixième album que le groupe connait un succès plus large lorsque leur titre I Nearly Lost You est utilisé sur la B. O. de Singles en 1992. L’ambiance chez les ST est plutôt exécrable, au point que Lanegan témoignera qu’à côté les frères Gallagher (Oasis) étaient des moines au sein d’une communauté de yoga.
Début avril 1994, alors qu’il est occupé à fumer des clopes devant la télé, le téléphone sonne à plusieurs reprises. Défoncé, ou trop feignant pour se lever (pour les plus jeunes, le portable n’en était encore qu’à ses balbutiements). Le lendemain, il apprend le suicide de Kurt Cobain. C’était lui qui tentait de l’appeler la veille. Il gardera un sentiment de culpabilité toute sa vie.
Alors qu’il tourne avec les ST à la fin des années 90, il croise la route de l’ancien Kyuss, Josh Homme qui joue un temps avec ST comme guitariste remplaçant. Lorsque le groupe de Lanegan splitte après leur excellent album Dust, Homme lui propose de rejoindre les Queens Of The Stone Age. Lanegan et Homme vont enregistrer ensemble quelques titres emblématiques dont le culte No One Knows aux paroles hallucinatoires où la drogue est une des clés de lecture (We get these pills to swallow/How they stick in your throat/Tastes like gold/Oh, what you do to me/No one knows). Après avoir enregistré SFTD, il apparaitra régulièrement comme artiste invité sur les albums du groupe jusqu’à Like clockwork.
C’est aussi avec Josh Homme qu’il rencontrera le chef Anthony Bourdain pour qui ils enregistrent le générique de son émission. Lanegan et Bourdain vont alors nouer une amitié forte et indéfectible et c’est le célèbre chef qui le poussera à entamer son autobiographie. Le suicide de ce dernier en 2018 laissera une nouvelle cicatrice chez le chanteur qui ne s’était jamais vraiment remis de celui de Cobain.
Carrière solo et collaborations
La carrière solo de Lanegan commence bien avant le split des Screaming Trees, puisqu’il publie The Winding Sheet chez Sub Pop en 1990. Il entamera également une collaboration avec Layne Staley d’Alice In Chains dans Mad Seasons. L’overdose qui coûtera la vie au chanteur d’AIC en 2002 sera une nouvelle fêlure chez Lanegan. Sur son quatrième et superbe album, I’ll Take Care Of You (1999), il rend hommage à ceux qui l’ont influencé, et notamment à JLP avec cette émouvante et dépouillée reprise de Carry Home :
Devenu SDF pendant toute une période après la séparation des ST, il suit plusieurs cures de désintoxication, certaines payées par la veuve de Cobain, Courtney Love. Il admet d’ailleurs aisément lui devoir la vie.
Parallèlement à sa carrière solo, il entame plusieurs collaborations. À propos de sa voix, Isobel Campbell (Belle & Sebastian) déclarait que ce qui l’avait attiré était la simplicité toute américaine de son phrasé anglais. En 2006, elle l’invite à partager l’affiche sur le magnifique Ballad of The Broken Seas. Deux autres très beaux albums, Sunday At Devil Dirt (2008) et Hawk (2010) suivront.
L’offre de Campbell arrive à point nommé dans la vie du chanteur. À ce moment là, 2006-2007, il traverse un moment difficile avec une nouvelle cure de désintox et la chanteuse s’attend à tout moment à recevoir un coup de fil lui annonçant la mort de son collaborateur. Il dira à ce propos que leurs chansons l’avaient gardé en vie. selon lui, il aurait déjà du mourir à plusieurs reprises. C’est alors un survivant.
Le nombre de collaboration du chanteur est tout bonnement hallucinant : Nick Cave, Moby, Eagles Of Death Metal, The Breeders, Slash, Dave Gahan, Soulsavers, Bomb The Bass, UNKLE, Cult Of Luna et même John Cale… S’il ne s’est jamais vraiment senti légitime comme musicien, il prend pourtant une certaine assurance dans la voie qu’il choisit et décide de ne plus s’interroger sur ses qualités mais d’être juste celui qu’il doit être. « Know who you are and fearlessly follow your heart« .
Désormais affranchi de certains complexes, il va donner en 2004 une suite très remarquée à ses albums précédents avec Bubblegum. Figurent sur cet album, notamment, P. J. Harvey et quelques noms prestigieux. Le disque connait un succès relatif, mais il marque toute une génération de musiciens (cité comme influence majeure par Against Me) et entre dans la légende.
En marge de sa carrière de musicien, il commence à publier des recueils de poèmes (Plague Poems, 2020, avec Wesley Eisold et Leaving California, 2021). Puis, sous l’influence de Bourdain, son autobiographie, Sing Backwards And Weep dans laquelle rien n’est expurgé. Ses albums solos s’enchainent, soit avec le Mark Lanegan Band, soit sous son seul nom. Dans cette discographie, même s’il admet quelques emprunts à des chansons obscures ou des chants folkloriques, il explore des horizons aussi divers que l’électro, l’indus, le blues déglingué, les ballades à la Townes Van Zandt.
Il enregistre également le sombre et magnifique Saturnalia (2008) avec Greg Dully (Afghan Wigs) sous le nom de The Gutter Twins (les jumeaux du caniveau…), album qui restera malheureusement sans suite.
Ce n’est qu’en 2012, une fois complètement sobre, qu’il donne une suite à Bubblegum, avec un autre disque, sombre, beau et sublime, Blues Funeral. Suivront des enregistrements réguliers d’albums où rien n’est à jeter. Les deux derniers, extrêmement divers, Somebody’s Knocking et Straight Songs Of Sorrow, inspirés par l’écriture de ses mémoires, sont deux bijoux à écouter sans modération.
Le chanteur avait déménagé en Irlande l’an dernier et contracté le Covid qui l’avait laissé bien à plat. Il avait alors mis de côté sa paranoïa et écarté les théories complotistes qu’il avait faites siennes concernant la pandémie pour devenir un ambassadeur de la vaccination. Dans un témoignage au lendemain du décès de Mark Lanegan, Courtney Love assure qu’il est décédé des suites d’un Covid long… Pour l’instant, rien n’a filtré concernant les causes de sa mort. Qu’importe, on saisit juste au regard de sa discographie et de son parcours à quel point la perte est immense. Les hommages ont afflué de partout, celui que son vieux compère de la scène de Seattle, Eddie Vedder, lui rend est certainement un des plus vibrant :