Guitariste et poète autodidacte—il ne joue de la guitare que depuis l’âge de 21 ans— L. A. Salami avait déjà plusieurs albums en tête avant d’enregistrer ses toutes premières notes sur Another Shade of Blue en 2013. Car chacun des neuf titres de cet E.P. est extrait d’un des neuf albums virtuels qui dansent et swinguent dans sa tête depuis longtemps déjà. Il en avait tellement, que le besoin de les graver devenait plus qu’urgent. Lookman AdekunleSalami de son vrai nom, pense sa musique sur le long terme, c’est le moins qu’on puisse dire. En 2016 sort ce qui est son premier album, Dancing With Bad Grammar. Conçut pour contenir vingt-quatre titres (!) il ne présentera finalement « que » quinze morceaux. Les critiquent lui accolent le titre de « Dylan anglais ». Flatteur? Oui, certainement vu le prix Nobel de littérature reçu par le dit modèle. C’est que les textes du chanteur anglo-nigérien sont des réflexions, des histoires enracinées profondément dans la vie et l’actualité. S’il écrit sa première histoire à l’âge de sept ans, déjà, il grandit pourtant tiraillé entre une famille d’accueil dans le Kent, et une mère seule à Londres. Est-ce ce background qui le pousse a ancrer ses chansons si solidement dans le contexte social anglais, et même global? Peut-être. Chansons engagées ? Si ressentir pleinement et aussi vivement les problèmes de son époque est un signe d’engagement, alors L. A. Salami est engagé.
On entre dans ce disque par une anti-chambre, Sunrise, qui rappelle les harangues à la monsieur Loyal de Tom Waits sur Lucky day qui ouvre Black Rider, en plus doux. Un peu comme s’il invitait l’auditeur à déposer son enveloppe charnelle quotidienne afin de préparer son esprit à mieux recevoir ses chansons. On a envie de s’assoir pour l’écouter nous conter ces histoires de tous les jours. Les lumières s’éteignent. On chercherait presque l’ouvreuse…
En 2009, Gideon Rachman lance le néologisme « generation L », comme « lucky », chanceux », afin de redessiner les contours temporels qui sont censés définir les générations des années 80/2000. En 2018, L. A. Salami enregistre Generation L, pour lost. Et il y décrit effectivement une génération pour qui les repères n’existent plus, pour qui il ne reste plus rien à gagner, plus d’endroit où se reposer. Ça commence un peu comme Jumpin’ Jack Flash, une rythmique guitare attaquée avec nervosité, qui claque. Et ce petit xylophone sur le couplet, qui vient arrondir les angles d’un texte désenchanté…
« I’m tasteless But I can charm a beer They say that it’s hopeless But I’m still here » « Je n’ai aucun goût, mais je pourrait charmer une bière, c’est sans espoir disent-ils, mais je suis encore là » Generation L(ost), premier extrait du nouvel album.
On croise des influences country, folks, du Nick Drake, ou du Sixto Rodriguez dans cet album. Mais surtout, ce qui retient l’attention, c’est l’interprétation du chant, parfois rigolard, souvent faussement naïf, sorte d’ironie musicale qui contredit des sujets graves, violents et parfois tournés en dérision par ce ton enjoué trompeur et décalé. England is unwell, ou la réutilisation du gimmick de Jingle Bells pour moquer le modèle britannique bien mis à mal par le néo-libéralisme sauvage qui règne outre-manche.
Certainement marqué par l’attentat du pont de Westminster en mars 2017, l’artiste dénonce l’utilisation démagogique et cynique du terrorisme par les responsables politiques. Dans Terrorism! (the isis crisis), sur un air léger et joyeux, ponctué de refrains enragés, il interroge presque l’auditeur, et lui demande candidement si les États européens ne profitent pas du terrorisme pour mettre la main sur le pétrole du moyen orient. En passant, il se moque des djihadistes qui sont les idiots utiles du scénario.
Dans le morceau peut-être le plus « dylanien » du disque, Brick lane¹, il se met dans la peau d’un Bangladais de la nouvelle génération qui arrive à Londres : loyers trop chers, désappointement devant le manque de perspective. Il aborde le burn-out, et la vacuité de nos vies dans A man : a man without warning,
Puis vient Science + Buddhism = A Reality You Can Know, léger, poppy, sur lequel plane l’ombre d’Arthur Lee, qui agit pendant quelques minutes comme un exorciste plein de vie effaçant brièvement la noirceur des thèmes abordés. Il y est question de naissance et de mort et de renaissance… Parce que les choses du quotidien sont souvent les meilleurs sources d’inspiration, parce qu’elles sont plus réelles, parce que la musique c’est la vie².
The City of Bootmakers est nettement plus pop, voir rock que l’opus précédent. Entre critique acerbe, anecdotes du quotidien et grande histoire, les textes de Lookman AdekunleSalami nous entrainent dans un univers urbain mondialisé qui renvoie à d’autres figures musicales historiques qui ont fait vibrer l’asphalte des grandes métropoles. On y décèle parfois, des échos du Velvet Underground période Nico, comme sur What is this?, et le musicien continue d’égrener les morceaux, comme les fils d’une seule histoire dont on prendra peut-être la mesure au neuvième album.
Il aime les années soixante et soixante-dix sans pour autant vouloir sonner pareil. Car il s’adresse au monde contemporain. Avec ses mots et ses maux. Aussi, le son des morceaux du songwritter est-il brut, intemporel. La guitare sonne comme si elle avait été branchée directement sur la console, l’orgue et le piano accompagnent le tout sans fioriture ni effet. La production, volontairement sobre, laisse la part belle à la voix, parfois parlée, parfois chantée, et quelque fois scandée. Les compositions, basées sur des suites d’accords simples, deux ou trois, laissent de larges marges de manœuvre et doivent certainement favoriser les improvisations sur scène. L. A. Salami n’écrit pas que des chansons, il est aussi nouvelliste, et ça se sent. Les quatorze titres agissent comme autant de chapitre et de tranches de vies. On se croirait dans un film choral, une sorte de Short cuts³ musical.
Le sautillant et joyeux Joan is gone, clôture l’album en bonus track
L’artiste londonien construit avec ce disque, un catalogue de portraits et de chroniques de la vie contemporaine. Si L. A. Salami est le troubadour du chaos et de la société post moderne 2.0, alors The City of Bootmakers est l’ALBUM de folk urbain de ce début du XXIe siècle.
1 Quartier de Londres surnommé « Banglatown » pour sa population bangladaise nombreuse.
2 http://www.letransistor.com/20054-entretiens-entretien-avec-l-salami-30-03-2017
3 Film de 1993 de Robert Altman dans lequel apparait d’ailleurs Tom Waits.
Site de l’artiste :
https://www.lasalami.com/