Abonné aux sorties de chez Pelagic Records (The Ocean Collective, Cult Of Luna, Mono…), je reçois régulièrement des fournées de vinyles tous plus beaux les uns que les autres. À l’écoute, on est rarement déçu par les poulains de l’écurie Pelagic. Le label, fondé par Robin Staps de The Ocean, est en effet une mine de pépites de qualité. Parmi les artistes signés chez eux, on trouve entre autre le groupe Barrens, dernier projet en date de l’ex guitariste de Scraps of Tape, Johan G Winther. Celui-ci poursuit parallèlement une carrière solo et sort ce mois-ci son très bel album, The Rupturing Sowle.
La paternité : un tournant créatif à l’origine de The Rupturing Sowle
Pour le musicien, la rupture est intervenue en 2010 alors qu’il devient père pour la première fois. Il parle à ce sujet d’une expérience qui l’a, comme beaucoup de parents, profondément bouleversée. Il est vrai que pour tout ceux qui l’ont vécu, ce moment est un passage clé, une charnière dans l’existence qui remet la notion même de parentalité et de descendance en perspective. Pour un artiste, ce bouleversement ne peut qu’engendrer une pulsion créative intense. Johan Winther a commencé a enregistrer les prémices de cet album durant l’été 2012. Il a fallu donc bien plus de neuf mois pour accoucher de ces 13 titres. Quelques uns d’entre eux, il faut le souligner, étaient déjà sortis en 2013 en cassette chez Zeon Light.
C’est donc à l’été 2012 que JGW s’isole dans cette ferme au cœur des forêts suédoises pour commencer la composition de son œuvre. À propos de cette cabane où il pose ses micros, il déclare que « c’est le seul endroit dans ce monde où je peux aller et me sentir totalement chez moi, où je suis constamment inspiré et à l’aise« . C’est aussi un lieu de reconnexion où la nature est très présente. Celle-ci joue d’ailleurs un rôle prépondérant dans l’élaboration des sons qui émaillent les compositions. Elle est sans doute aussi certainement une source d’inspiration spirituelle pour le musicien.
La quête intérieure de l’alchimie spirituelle, fil conducteur de The Rupturing Sowle
Le concept de l’album tourne donc autour de la dualité. JGW a voulu transcrire en musique les transformations profondes qu’il ressentait avec la paternité. Écoutant son subconscient, il a bâti une sorte d’histoire où les opposés se rencontrent pour former un objet musical unique et hétérogène. Il puise une grande partie des symboles qui illustrent la pochette dans l’alchimie, tout comme les titres de certains morceaux y font directement référence. Ainsi, As above So Below se réfère au « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » qui est une des phrases clé de La Table d’Émeraude. Selon la légende alchimique, cette pierre sur laquelle seraient gravées une douzaine de formules occultes, résumé allégorique du Grand Œuvre, aurait été trouvée dans la tombe d’Hermès Trismegiste, fondateur mythique de l’alchimie. Le savoir de cette « science » est basé sur une vision holistique du Cosmos, soit une conception globale de l’équilibre des choses, du plus petit au plus grand et entre les opposés. En cela, elle serait aussi une « triple philosophie naturelle » qui relie savoir Minérale, Végétale et Animal. Le chiffre trois, comme pour la Sainte Trinité, a une très grande importance puisque les principes créateurs de l’équilibre sont au nombre de trois, Mercure, Soufre et sel, soit un tout unitaire appelé aussi Un-Le-Tout. On parle d’une œuvre au noir, d’une œuvre au blanc et d’une œuvre au rouge qui forment les trois parties d’un triangle qui représente lui-même, selon son orientation et la présence ou non d’une barre horizontale, les forces élémentaires : la Terre, l’Eau, le Feu et l’Air. Une fois assemblés, ces trois symboles forment une étoile à six branches symbole de l’équilibre du monde.
L’alchimie spirituelle—certains y voient une forme de syncrétisme laïc du christianisme et du taôisme et un équivalent du Yin et Yang dans le symbole de l’étoile—est une réinterprétation de la transmutation du plomb en or qui fait des étapes de cette proto-chimie un chemin spirituelle vers l’or de l’âme et l’équilibre, une transmutation de nos défauts en leur opposés : c’est une » branche spéculative de l’alchimie, une chimie de l’esprit, qui consiste à transformer non pas des métaux, mais l’individu lui-même et notamment son psychisme« . Ce concept est également à la base des rites et les mythes au sein des loges francs- maçonnes et rosicruciennes.
Comme on peut le constater au travers des visuels présents sur l’album et l’esthétique des clips, JGW a largement pioché dans cette iconographie à la fois dualiste et trinitaire où la recherche de l’amélioration personnelle se matérialise au travers de symboles. C’est par exemple le serpent dual du caducée figurant les courants cosmiques contraires s’enroulant pour former l’arbre de vie, l’axe du monde, représenté ici crachant des gouttes de sang. Il est aussi présent sous le signe de l’infini, soit l’Ouroboros, le serpent qui se dévore lui même dans un cycle d’éternel renouvellement et parfois représenté également par le signe ∞.
D’ailleurs, cette dualité est au cœur même des compositions, comme il le précise lui-même. De nombreuses mélodies ont été doublées, un son « laid » et un son « beau ». La recherche d’un nouvel équilibre intérieur passe chez le suédois par la transposition de cet état dans la forme même de sa musique, de la conception instrumentale interne des titres à leur interaction dans la playlist. Pour être plus explicite, le titre Blacken The World (Assombrir le monde) trouve son contraire un peu plus loin avec Whiten The World. Le premier est assez sombre, égrenant une rythmique lourde et tribale habillée d’une guitare légère et mélancolique, accompagnés de sons stridents avec des nappes graves de violoncelle qui viennent se poser petit à petit au fur et à mesure du morceau. Une mélodie de banjo triste qui arrive comme point d’orgue et se mélange au tout. L’ensemble dégage effectivement une impression de noirceur. A contrario, on sent que l’artiste a tenté de donner une plus grande légèreté au second. Les sons sont plus clairs, sauf en ce qui concerne la reprise de la rythmique lancinante où un tom basse martèle le temps comme le tambourin d’un shaman, l’ambiance un peu plus légère et donne une impression de clarté (tout reste relatif, on est chez les congénères de Bergman et les voisins d’Ibsen quand même). Et ce concept qui rappelle le Yin et le Yang de la philosophie orientale, va s’étendre jusqu’au cœur des compositions, dans le choix même des sons et des textures sonores. Et les conflits personnels internes vont prendre une dimension musicale.
Rien que du naturel
Le musicien suédois vient de la scène punk DIY et revendique à la fois Sonic Youth et la musique concrète comme influences majeures (ainsi que le black metal, mais quand on est suédois…). On ne sera donc pas étonné de le trouver seul aux manettes et à l’enregistrement. Lorsqu’il s’isole pour mettre ces titres en boite, Johan Winther capte non seulement les instruments, mais également tous les bruits parasites qui pourraient se glisser dans les mailles de la capsule du micro en même temps que les notes de musique. On retrouve les crépitements des flammes du foyer (The Drifting Boat/Drunk On Blood), le plancher qui craque ou une chaise qui grince. Loin de vouloir les nettoyer, il va alors les exploiter pour en faire la toile de fond des mélodies éthérées et distantes de ses morceaux. Ainsi, il mêle sons impromptus, incidents d’enregistrements dus au hasard, aux notes pensées et jouées consciemment, comme deux faces de la créativité. Viennent s’ajouter des sons de nature, comme l’eau qui clapote le long du ponton près de la cabane, le chant des oiseaux, les bruits de la forêt au milieu de la nuit… Le travail très brut de la matière sonore est, je le ressens comme tel, partie intégrante du concept. En laissant les instruments vivre et le réel pénétrer au sein même de la musique, il y a une volonté de reconnexion à quelque chose de plus naturel. Mais on peut aussi y déceler comme une tentative désespérée de rattacher des éléments anthropiques marqués, comme les sons électroniques, symboles de la technophilie contemporaine, à ces productions « naturelles ». Les instruments acoustiques joueraient alors un rôle de liant.
Une âme brisée dans un écrin précieux
Baudelaire, peut-être pas le premier, mais le plus connu, a porté au pinacle la fissure de nos âmes et la noire beauté de ces blessures. Les études récentes sur la dépression paternelle post-natale font état de plusieurs dérives possible, comme des états dépressifs « caractérisés par la relation conflictuelle ambivalente du père actuel non seulement avec son propre père (registre œdipien), mais aussi avec sa mère (registre archaïque). La dépression peut être envisagée comme un mécanisme de défense du Moi contre un effondrement psychotique. Elle peut également traduire « la trace d’un « fantôme », d’un « visiteur du moi » encore vivant dans l’inconscient du père, transmission psychique inconsciente d’une absence psychique ou physique. »
L’impulsion qui a guidé JGW pour écrire sa musique est un fantôme qui s’est manifesté sous la forme d’un rêve récurrent qui lui est apparu par bride régulières après sa première paternité : « j’ai commencé à rêver des parties d’un même rêve encore et encore, des morceaux se rassemblant lentement en une sorte de récit. » Tout semble indiquer que l’arrivée dans ce monde d’une nouvelle âme a contribué a briser celle de ce nouveau père. Car le « Sowle » du titre est une forme ancienne du mot Soul, comme si le modernisme de ce dernier terme ne pouvait convenir à la profondeur de la blessure. Comme s’il y avait quelque chose de trivial a utiliser ce terme finalement galvaudé et aux sens multiples, voir aux connotations religieuses. Car c’est une œuvre profondément païenne, un peu l’équivalent de l’Excalibur de Boorman (avec moins de moyens et en moins pompeux) qu’est cet album.
Pour accueillir cette musique rugueuse, brute et parfois mal dégrossie, Pelagic Records propose à ses abonnés un bel écrin de carton épais doux et chaleureux dans lequel se glisse une galette de vinyle joliment tachée de brun et de gris. Vous pouvez vous amuser à décoder le sens de chaque morceau en vous reportant à l’illustration de la pochette intérieure sur laquelle figure des symboles portant tous le numéro du titre auquel il se réfère. JGW est en effet également le concepteur de cet objet et de tous les visuels qui s’y trouvent. Il a donc placé des clés pour que les plus curieux aillent suivre ce cheminement qui a été le sien afin de construire cette histoire et ce parcours personnel.
The Rupturing Sowle est une création fragile et sensuelle qui offre une expérience spirituelle autant qu’auditive à celui qui se donnera la peine de s’y plonger plus profondément. La musique d’une beauté simple et directe nous entraine, un peu à l’image du lapin d’Alice, dans un monde hors du temps et de la réalité.
Liens :
http://smarturl.it/johangwintherDGTL
https://tsukimono.bandcamp.com/album/the-rupturing-sowle-2
https://pelagic-records.com/product/johan-g-winther-the-rupturing-sowle-lp/
Aller plus loin :
Ne vous fiez pas au sous-titre aux airs un peu complotiste du blog, la rédaction et les sources sont elles très sérieuses :
https://www.jepense.org/category/spiritualite-metaphysique/alchimie-spirituelle/