Les arbres ont pris leurs couleurs automnales et le fond de l’air s’est rafraichi. Les chemises bucherons et les grosses chaussures sont ressorties. Il y a dans l’air comme un parfum de mélancolie et une envie d’arpenter les chemins forestiers d’où se dégage une odeur douceâtre de putréfaction végétale. Arpenter. C’est peut-être le mot qui convient pour ce film qui nous emmène au sens propre comme au sens figuré en territoire folk. Le réalisateur, Thomas Lincker, s’est plongé dans ce qui fait l’essence de cette musique qui transcende les frontières et dont la simplicité parle au cœur des hommes comme le bruissement des arbres ou le chant des vagues sur la grève.
Le réalisateur s’est approché au plus près des musiciens, les a filmé en train de jouer avec un respect et un amour de leur musique évident. En prise de son directe, ancrée dans leur environnement, comme partie intégrante de ce terroir qui les inspire, leur musique prend alors une dimension à la fois tellurique et spirituelle. On y retrouve l’esprit d’un Henry David Thoreau, ou de la Beat Generation, des Woodie Guthrie. Les hommes et le terroir ne semblent faire qu’un, et, d’un côté de l’Atlantique comme de l’autre, ce sont bien souvent des régions industrielles enclavées au cœur d’un territoire rural, semi-montagneux, qui ont vu leurs usines fermer les unes après les autres dont il est question. Les friches industrielles ou les trottoirs de Manhattan sont autant d’images inversées des lacs et forêts qui les entourent et qui viennent glisser leurs ombres et leur influence au sein de cette musique dont il ne faut pas oublier que des figures comme Woodie Guthrie furent des personnalités engagées dans les luttes syndicales.
La folk c’est aussi quelque chose de politique. Un état d’être dans une situation politique qui nous concerne tous.
Stephan Nieser/Solaris Great Confusion
On rencontre dans ce film une dizaine de musiciens qui partagent une culture commune et une sensibilité proche. La force de ce film est de nous le faire ressentir, de les rapprocher les uns des autres sans qu’ils ne se rencontrent jamais. Ces artistes ont une ambition partagée, forte et universelle : ils veulent écrire la vie dans une chanson. Et, plus que tout, peut-être de par leur environnement social et naturel, on sent qu’ils ont une perception aiguë de la fragilité et du caractère fugace, éphémère des choses.
Lorsqu’on vient des Vosges du nord, il y a une forme de sensibilité particulière qui forcément est véhiculée au travers des choses. Ça peut se traduire dans des textes, mais aussi de la façon dont les choses harmoniquement, mélodiquement se posent.
Thierry Cassel/Me & the Molku Queen
On retrouve effectivement dans ces portraits, des liens culturels, mais aussi amicaux. On ressent l’intensité de ces liens dans la scène musicale vosgienne où les collaborations entre musiciens débouchent sur une profusion de projets folks en commun. La sensation qu’il se passe quelque chose de particulier dans cette région est palpable dans le film. Thomas Lincker arrive également à nous faire comprendre ce qui relie ces personnalités, leurs envies communes et leur ressenti.Le terme juste est peut-être trouvé par Stephan Nieser de Solaris Great Confusion qui parle, pour ces instants musicaux que sont leurs chansons, de moments de « reconnexion ».
Et, ainsi, chacun s’évertue à transcrire une certaine texture de l’espace, quelque chose de justement intangible que l’on tenterait vainement de saisir à chaque chanson, sans jamais vraiment y parvenir. Mais le bonheur fugace que l’on ressent à la composition puis à l’interprétation est un véritable moteur pour ces musiciens qui, sans cesse, remontent le rocher de Sisyphe, heureux de pousser de nouveau la chansonnette et de nous donner une part d’eux même et de leur environnement. Et, donc, plus que l’évènement ou l’anecdote, c’est « a way of life »—pas mieux en français—qu’ils s’échinent à nous transmettre au travers de leurs compositions ou interprétations.
Clip réalisé par Thomas Lincker pour SF & The Ladyboys
Il suffit de regarder l’océan et il y a comme une infinité de possibilités, comme une ligne directe sur l’ensemble du monde.
Tim Burns/The Red F
On soulignera la qualité des prises de son live qui permettent d’intégrer la musique et les interprètes dans leur environnement. Brutes, elles confèrent au film une authenticité et une cohérence qui forme un tout formaliste bien maitrisé en accord avec son langage cinématographique. Si le paysage et l’atmosphère des lieux imprègnent la musique, c’est aussi ce qui sert ici de vecteur pour franchir l’océan Atlantique et passer d’un continent à l’autre. Thomas Lincker utilise la ressemblance entre les Vosges du Nord et les paysages de la Nouvelle Angleterre—Maine, Massachusetts, New Hampshire, Vermont, Rhode Island et Connecticut. — pour passer d’un artiste français et donner la parole à un artiste américain. Cela fonctionne bien, mais le leitmotiv devient attendu et redondant et, ce qui pourrait être une virgule apaisée, contemplative, se transforme au long du film en passages obligés un peu pesant. De même, le montage des interviews à cheval sur les images de paysages avant de nous dévoiler leur auteur, se fait quelque peu répétitif. Au final, ce qui sont des choix de réalisation forts et justes, se transforment au fur et à mesure du documentaire en carcans formalistes qui empêchent peut-être celui-ci de prendre plus d’ampleur et de dégager encore plus d’émotions.
Oh Well, par Thomas Lincker
Et pourtant, tout au long de Fragments Folk, on s’imprègne de ces paysages forestiers traversés par les saisons, et, petit à petit, leur mélancolie et leur grandiose beauté nous gagnent et l’on comprend à quel point celles-ci sont indissociables du sentiment qui anime cette musique, entre spiritualité, comme le souligne Ocean Music, et ancrage profond à une terre, un territoire, comme le montre Renaud Walter (aka Renz également voix de SF and The Ladyboys). Entre ciel et terre.
Avec la participation de :
Folk Yourself (FR)
Me & the Molku Queen (FR)
Ocean Music (USA)
Oh Well (FR)
Renz (FR)
Sam Moss (USA)
SF & the Ladyboys (FR)
Solaris Great Confusion (FR)
The Red F (USA)
Wilder Maker (USA)
Will Stratton (USA)
Liens :
La B. O. du film :