Ohms : où la résistance électrique s’organise chez les Deftones
Ne rien renier et toujours aller de l’avant. Deftones est en effet un groupe d’une constance absolue et qui ne fait aucun compromis. Nés avec la vague nu-metal et un peu trop vite assimilés à celle-ci, ils ont su évoluer, progresser et quitter cette image superficielle qui leur a quelque peu collé à la peau. La longévité aidant, il ont réussi à exister en tant qu’entité musicale à part entière, devenant même une référence, traçant leur chemin en dehors de toute mode. Avec Ohms, les Deftones signent peut-être leur album le plus abouti et équilibré.
Car ohm, c’est non seulement une résistance électrique entre deux conducteurs (Chino Moreno & Stephen Carpenter?) créant un équilibre entre des émetteurs d’énergie, mais également cette syllabe venue du sanscrit et évoquant le son primordial qui aurait structuré l’univers. Le symbole de la résistance, ohm, est aussi notée Ω, soit dans la mythologie chrétienne, la fin de toute chose—l’alpha et l’oméga. Un nom chargé de symboles donc, mais que Chino Moreno (chant) aime à expliquer comme celui de l’équilibre, de la balance entre deux pôles. Afin de lancer la machine, le chanteur a réuni les deux autres membres originels du groupe, soit le batteur Abe Cunningham et le guitariste à neuf cordes (!), Stephen Carpenter. Il ne s’agissait pas d’exclure les autres musiciens, donc le bassiste Sergio Vega et le clavieriste/DJ Frank Delgado, mais de retrouver une forme de création inhérente à l’amitié des débuts. En effet, loin d’être négligeable, l’apport de Vega et Delgado est bien sensible sur la production finale. Comme le précise Moreno, « chacun était présent, physiquement et émotionnellement, prêt à travailler » (Kerrang). Peu de groupes de metal peuvent s’enorgueillir d’user du clavier et des samples avec une telle finesse et justesse, ni d’offrir un tel équilibre entre les instruments de chacun. Tool, peut-être…?
Ainsi, la place que prennent les nappes et arrangements de Delgado montrent à quel point les musiciens prêtent attention à chaque élément constituant leur édifice musical. C’est d’ailleurs avec un son de synthé que s’ouvre Ohms avec le titre Genesis. Sorti il y a quelques semaines, c’est peut-être une illustration de l’équilibre évoqué par le chanteur entre mélodie et rage. « balance, balance« , « rebirth,rebirth » sont lancés comme des leitmotiv à usage invocateur par le chanteur. Équilibre et renaissance.
Deftones: musique figurative pour textes abstraits
Comme à son habitude, Moreno reste très ambigu dans ses textes. Ils peuvent bien souvent être interprétés de manières différentes. On peut y voir un reflet de ses expériences personnelles, ou un constat plus universel. Telles les paroles de Ohms, par exemple, où l’on oscille entre un bilan d’une relation amoureuse, ou la sidération devant la dévastation du monde (solastalgie quand tu nous tiens…). D’ailleurs, à propos des premières lignes de Ohms (ci-dessous), il déclare au NME :
Il continue en expliquant que les morceaux reflètent bien souvent dans leurs structures même l’évolution de la pensée qui parcoure le titre : un couplet plutôt violent et un pré-refrain plus mélodique avec des envolées plus aériennes, comme porteuses d’espoir. Une description qui définit bien la structure d’un morceau de Deftones en général selon lui. Et on ne peut démentir. Un morceau comme Urantia qui débute par un riff à la rythmique saccadée, lourde et brutale pour s’élever avec son refrain à la mélodie à la fois mélancolique et entrainante confirme cette analyse. Tout comme le très bon Error qui le suit. Et c’est certainement toute cette lecture à plusieurs sens qui permet à chacun de s’identifier et de trouver au sein de ces interprétations multiples celle qui lui donnera l’occasion de s’identifier et lui procurera tant d’émotions. On touche bien là à l’universalité d’un discours en dépit d’une recette qui pourrait paraitre éprouvée.
En effet, si la musique du groupe a tendance à illustrer concrètement et littéralement les textes du chanteur, en répondant à la rage par la lourdeur et la puissance des riffs, aux envolées plus lyriques par des lignes mélodiques plus déliées, les paroles restent sujettes à de multiples interprétations. Sur Pompeji, l’évocation de l’eau et de l’océan, bien qu’ayant plutôt une dimension symbolique, permet à Delgado—qui tient les platines et les claviers depuis 1998—de caler des chants de mouettes sur les passages les plus planants du titre. Celui-ci alterne vagues de violence et passages de nappes calmes et aériennes. Cet amalgame qui pourrait paraitre lourd, donne en fait au morceau une enveloppe plus éthérée et planante, renforçant sa force évocatrice tout en invitant à la rêverie.
Ohms, un album de plus, ou un album ess/exist/entiel ?
Certains groupes, tel Tool—encore eux—sortent des albums lorsqu’ils estiment avoir atteint le maximum de ce qu’il peuvent obtenir de leur enregistrement, diffusant avec parcimonie leurs compositions, quitte à ne produire qu’un disque tous les dix ans. D’autres, peut-être à cause de leur contrat avec les maisons de disque, pondent des LP comme une poule de batterie ses œufs. Bien souvent, le résultat est le même, insipide, vite ingurgité et oublié. Avec leur avant dernière production, Gore, on aurait pu croire que Deftones était en train de se disloquer, de perdre la cohésion entre ses membres qui durait et faisait leur force depuis les débuts. De leur propre aveu, l’enregistrement de ce dernier n’avait pas été une partie de plaisir pour tous, Carpenter venant poser ses guitares en dernier avec, apparemment, assez peu d’enthousiasme—les versions divergent selon les articles, ce qui montre déjà qu’il y avait un problème. Parfois, cela ne permet que de dévoiler le manque d’inspiration des musiciens et le fait qu’ils n’ont plus rien à dire.
Pour Ohms, en revanche, on sent particulièrement bien le résultat du processus d’écriture engagé par le chanteur et incitant les membres originels à se ressouder. La cohérence musicale est bien au rendez-vous, et, on ressent vraiment profondément le plaisir qu’a eu le groupe à enregistrer ces titres. La richesses des thèmes et la manière très personnelle d’écrire de Moreno font également ressortir une profondeur existentielle qui fait bien défaut à de nombreuses productions actuelles—chanteur à autotune, auteur-compositeur estampillé « on aime, on vous en parle » autocentré, chanteuse fruitée ou producteur de tubes en série, sens-toi visé.
Oui, Moreno est un homme dans son siècle, torturé et tiraillé par les paradoxes qui nous animent tous. Conscient de la déliquescence de notre modèle occidental de société, des dégâts irréversibles que nous infligeons au reste du vivant, mais aussi profondément touché par ce qui fait le quotidien d’un individu devenant mature et accumulant les désillusions de ses relations intimes ou amicales.
Le retour du meilleur de Deftones
White Pony et Adrenaline ont longtemps été considérés comme les deux albums de références du groupe. À juste titre car ils renferment l’essence même de ce qui définit Deftones, ces riffs qui entrainent immanquablement l’auditeur dans un headbanging inconscient, ces envolées mélodiques, etc (relire le début de l’article si vous avez oublié). Ce qui surprend plus encore avec Ohms, c’est cette capacité de renouvellement, la force de toujours continuer—même après le décès du bassiste, Chi Cheng qui resta plusieurs années dans le coma suite à un accident de voiture—de piocher dans des univers éloignés (Moreno est fan de DJ Shadow/UNKLE), cette façon de prendre systématiquement les auditeurs à contre-pied—écoutez l’intro de Radiant City qui laisse penser que le titre va partir à la Motörhead. Oui, décidément cette dernière production est bien partie pour détrôner les deux opus pré-cités sur le podium du meilleur album du groupe tant chaque titre a sa propre cohésion qui lui permet de tendre vers une forme de perfection dans l’écriture « à la Deftones ».