Fall To Pieces, de brefs sanglots de douleur
Rien ne prépare au deuil d’un enfant. Et Tricky, artiste écorché vif et à l’univers déjà sombre, s’est littéralement désagrégé lorsque sa fille de 24 ans, Mazy Mina Topley-Bird s’est suicidée en 2019. Son fantôme hante chaque titre de cet album. Comme Nick Cave instillait dans Ghosteen un peu de l’âme de son fils disparu, dans ce Fall To Pieces, le musicien de Bristol fait transpirer la présence de sa fille en filigrane dans les textes des onze morceaux que contient l’album. Chacun d’entre eux sonnant comme un bref sanglot de douleur sourde. Catharsis nécessaire à la reconstruction—si possible— Fall to pieces résonne comme un message que Tricky enverrait à « une vieille connaissance ou un membre de sa famille [et qui dirait] je vais me ressaisir« . À l’écoute du disque, on imagine la silhouette sèche et toute en angle d’Adrian Nicholas Matthews Thaws—son vrai nom—remonter en rampant une pente caillouteuse, se raclant au passage sur les angles des pierres, parsemant le chemin de son calvaire des gouttes de sang de ses stigmates ainsi acquis. Mais au final, peut-être, une certaine lumière. Oui, on peut estimer que le musicien a réussi au travers de ses compositions à se ressaisir, mentalement et musicalement.
Renouant avec des sonorités qui n’auraient pas dépareillé sur Maxinquaye, s’entourant de nouvelles voix, tel un phénix qui renaitrait de ses cendres, Tricky nous offre dans cet album peut-être les titres les plus beaux et les plus déchirants qu’il n’ait jamais composés. Le ton grave et souvent susurré du musicien s’est toujours très bien accordé avec les voix féminines. De Martina Topley-Bird qui l’a aidé à transcender l’âme de sa mère sur Maxinquaye, à Uniform, dernier album en date sur lequel il avait renoué avec la mère de sa fille, du moins musicalement, en passant par les duo avec Björk (Yoga) ou P. J. Harvey (Broken Homes), il a toujours habillé de ce contrepoint féminin une grande partie de ses titres. Sur Fall To Pieces, c’est la voix de Marta Złakowska, chanteuse polonaise rencontrée sur sa précédente tournée. C’est aussi celle de Nanna Øland Fabricius, artiste danoise plus connue sous le pseudonyme de Oh Land.
Aller à l’essentiel
Hate This Pain fut le premier morceau qui sortit des tripes de Tricky après la disparition de sa fille. Dépouillé d’un amour immense dont il n’avait jusque là pas mesuré la force, il se met entièrement à nu et dépose sa peine dans un écrin d’une sobriété musicale et textuelle qui souligne d’autant plus l’intensité de sa rage impuissante et de ses émotions. On pense au magnifique Piano sur Pre-Millenium Tension. Ponctué d’un sample répétitif et entêtant d’un piano jouant sur la Blue Note, ce demi-ton propre à la gamme de blues, il répète comme un mantra « I hate This Fucking Pain« , murmuré et scandé à l’oreille de l’auditeur, répété en écho par Marta. En rejetant tout arrangement et fioriture, il expose ainsi le squelette de la chanson, écorché comme son auteur, mis à nue, comme sa douleur, dans sa plus simple expression.
Car si l’artiste s’essaie à de nouveaux formats, beaucoup plus courts, comme ce Close Now d’une minute trente sept secondes, c’est qu’il a désormais décidé de se focaliser sur l’essentiel. Les épreuves de la vie lui ont appris ce que le « What a fucking game » proféré par son oncle à sa sortie de prison voulait dire. Alors pas de fioritures musicales , de morceaux à rallonge,Tricky tente de se rapprocher le plus possible de ce qu’il considère être l’essence d’une pop song. Un peu comme Picasso cherchait l’épure au travers de la simplification des formes, le musicien essaie de renouer avec la musique dans sa plus simple expression. Les titres se finissent de manière abrupte, comme pour dire, « j’ai dit ce que j’avais à dire, passons à autre chose« . Et, tel un miroir à Maxinquaye sur lequel il faisait le deuil de sa mère qui s’était suicidée alors qu’il avait quatre ans, Fall To Pieces opère comme une réponse sur le vif à cette nouvelle perte.
Mais c’est aussi un grand moment de remise en question. Les textes sont aussi économes de mots que la musique en est d’arrangements. Cette retenue, ce choix précis de termes décrivant bien souvent une situation émotionnelle feraient presque passer les textes pour des Haïkus. L’impression qui se dégage de l’ensemble est que chaque élément, chaque son, chaque mot est exactement à la place où il devait être. Du plus petit son électronique qui répond à la voix de Marta (Close Now qui est un autre mantra que le musicien s’adresse pour ne pas tomber plus bas) au sample de Running Off et son enthousiasme de façade douché par le break au milieu du titre qui vient plomber l’atmosphère pourtant presque guillerette du début. Les petites pincées discrètes d’arrangements que l’on discerne derrière le gimmick principal des titres ne viennent que rajouter une touche d’émotion supplémentaire.
Toujours aller de l’avant
Comme pour se rassurer et se donner du courage, Tricky déclarait récemment qu’il se considérait comme le meilleur musicien anglais du moment. Peut-être. Si on considère l’ensemble de la discographie du Bristolien, on peut effectivement être étonné par la diversité des styles abordés et par la richesse des rythmes qu’il compose, ce qui était sa marque de fabrique lorsqu’il officiait au sein de Massive Attack. On s’étonnera aussi de ses multiples et surprenantes collaborations (l’inattendu Pat Mc Manus, le guitariste du défunt groupe de hard rock irlandais Mama’s Boys sur Pre-Millenium Tension, par exemple, ou Scott « Not » Ian d’Anthrax sur le suivant ou ses reprises de Nirvana, de XTC…) qui dénotent d’une attention particulière aux musiques de tous les genres et tous les horizons. Ainsi ce sample de Running Off pioché dans un CD acheté lors d’une tournée en Croatie. Toujours est-il qu’il garde cette capacité de renouvellement et puise dans sa musique une force qui lui permet d’aller de l’avant. Chaque album est pour lui le moyen d’évacuer une partie de son passé, de forger plus profondément son identité. Puis de passer à autre chose. Mazy, sa fille, était aussi autrice-compositrice. Il aurait pu choisir d’utiliser certaines de ses œuvres et les inclure dans Fall To Pieces, un peu comme on déposerait un corps embaumé dans un cercueil : en lui ayant redonné figure humaine, et revêtu de beaux habits. Mais l’effet n’aurait sans doute pas été le même et la catharsis n’aurait certainement pas fonctionné. Peut-on imaginer que ce Take Me Shopping soit une supplique pour être entrainée loin de la morosité afin d’oublier ou de se noyer dans une autre transe? You can take me shopping/If you really want to/Then we’ll go club hopping/Dancing ‘til I see you
En roue libre pour le meilleur
Pur produit du post punk et du hip-hop, Tricky est un autodidacte qui ne sait jouer d’aucun instrument, ne sait pas chanter, ni (apparemment) danser. Zappa ré-utilisait des vieux solos sur des nouveaux morceaux, Tricky assemble des sons enregistrés par d’autres, ici encore la violoncelliste Marie-Claire Schlameus, pour en faire un patchwork tellement personnalisé qu’il est bien souvent impossible pour le musicien ayant joué de reconnaitre sa partition. Son ignorance des règles lui permet d’oser absolument tout. Et c’est sans doute ce qui lui donne cette liberté qu’il a prise lorsqu’il s’est échappé du carcan de Massive Attack pour exprimer ce qu’il avait de meilleur et de pire en lui. Fall To Pieces est une étape de plus dans la construction du parcours atypique du bonhomme. Il atteint l’essence même de sa musique peut-être justement parce qu’il ne sait pas où il va. Et le parcours chaotique que lui offre la vie trouve sa concrétisation dans ses créations. Et chacun sait que l’important, ce qui nourrit le voyage, n’est pas le but, mais le chemin. Et espérons qu’il ne s’arrête pas là car il touche ici à la beauté sublime, quintessence de son trip-hop/pop sombre et poisseux que seul lui est capable de délivrer.