En Novembre dernier, Thurston Moore était en concert à Nantes, dans le cadre de la dernière édition du Festival Soy. Il avait alors joué Alice Moki Jayne, une des 3 longues pièces de son dernier album, Spirit Counsel, sorti quelques semaines plus tôt. Sans aucun autre titre chanté, le concert semblait être la confirmation que Thurston Moore privilégiait désormais la voie d’un certain langage musical. Sa venue à Nantes était donc l’occasion rêvée de lui poser quelques questions.
La voie instrumentale privilégiée?
N’en déplaise à quelques fans déçus qui espéraient quelques titres chantés, voire un petit détour du côté de la période Sonic Youth, le concert de Nantes n’était que le prolongement des concerts donnés en cette année 2019. C’était aussi la suite logique de ses multiples collaborations mais aussi expérimentations instrumentales que poursuivait Thurston Moore depuis de nombreuses années: il ne faut pas oublier qu’avant même la fin de Sonic Youth (en 2011), Thurston Moore avait déjà multiplié les projets instrumentaux, notamment avec ses compères de Sonic Youth Lee Ranaldo mais aussi avec Jim O’Rourke. Bien sûr, il y eut quelques exceptions depuis 10 ans avec ses 3 albums solo. Le premier, Demolished Thoughts, avait vu le jour en pleine implosion de son couple formé avec Kim Gordon suivi du split de Sonic Youth et de l’exil anglais: l’album Rock Folk montrait une vraie rupture avec l’électrique.
Il y eut ensuite le superbe The Best Day (en 2014) où l’on retrouvait déjà Deb Googe (ex My Bloody Valentine) à la basse. Cet album comporte de nombreuses pépites comme « Speak to The Wild » qui ouvre l’album. En 2017 ce fut Rock N’ Roll Consciousness, toujours avec les fidèles Deb Googe, assurant aussi les backing vocals, Steve Shelley à la batterie et James Sedwards à la guitare. L’une des premières questions posées à Thurston Moore fut donc à propos de cette relative rareté des titres chantés dans la discographie abondante où l’on retrouve Thurston Moore depuis plus de 10 ans. Alors plus envie de chanter? Voici sa réponse!
La puissance du langage musical universel… associée à l’hommage
Le triple album Spirit Counsel étant sorti depuis peu, il était aussi intéressant de revenir sur sa genèse: « Spirit Counsel s’est créé de façon organique, chaque composition arrivant l’une après l’autre. J’ai travaillé sur ce projet depuis Rock’n’Roll Conciousness« . Le premier long titre (plus d’une heure et joué à Nantes) est intitulé « Alice Moki Jayne ». Thurston Moore a voulu ainsi rendre hommage à 3 femmes qui furent les compagnes de 3 géants du Jazz: Alice (John) Coltrane, Moki (Don) Cherry, Jayne Cortez( avait d’abord épousé Ornette Coleman) car elles furent des créatrices influentes. Au début du titre il y a « un motif musical qui renvoie à la vie méditative d’Alice Coltrane » rappelle ainsi Thurston Moore. A noter que le single paru en Novembre 2019, en édition limitée couleur, comportant un extrait de cette longue oeuvre est intitulé « Three Graces: Alice Moki Jayne ». Dans ce titre on trouve aussi Jon Leidecker qui s’occupe de toute la partie électronique et avec qui avait déjà joué Thurston Moore dans l’album Electronic Music for Piano en 2018: « Oui, cela a été très sympa de rencontrer Jon Leidecker aka Wobbly par l’intermédiaire de John Cage. Aborder une composition ensemble a été également très intriguant« .
Les deux autres pièces du triple album ont été masterisées par Lasse Marhaug, le musicien producteur norvégien spécialisé dans la noise music (et qui a travaillé avec Hilary Woods sur son dernier album). Le titre « 8 Spring Street » est aussi un hommage, mais cette fois à un musicien, Glenn Branca (mort en 2018) avec qui Thurston Moore avait joué dès l’âge de 24 ans, puis à nouveau 10 ans plus tard avec Lee Ranaldo. « Glenn était vraiment un mentor pour nous. Nous l’adorions et avons beaucoup aimé apprendre de lui. Il nous a soutenus longtemps, en nous aidant avec des guitares mais aussi en nous guidant spirituellemment »…..Glenn Branca aurait ainsi inspiré le titre de l’allbum Spirit Counsel-le conseil spirituel.
L’album s’achève sur « Galaxies« , un long (55′) titre particulièrement original car ce sont 12 guitaristes jouant sur des guitares 12 cordes qui constituent les seuls musiciens de ce morceau de bravoure. le projet, initié par Barbican, le centre culturel londonien, était un véritable défi à relever pour Thurston Moore: « Le projet a été réalisé avec une bande de copains. L’expérience a fonctionné et a donc été intégrée à l’album« .
Des musiciens modèles inspirants
L’occasion était trop belle aussi pour ne pas demander à Thurston Moore quels musiciens continuaient, pour lui, à être des » grands », alors qu’il en a croisés ou cotoyés tellement dans sa vie. Je lui rappelle qu’il avait ainsi joué juste avant Neil Young, à Seattle, en 1991: « Oui, tu évoques Neil Young ou Brian Eno…(entre autres). Ce sont absolument deux des musiciens les plus importants et les plus inspirants pour moi parmi tous les artistes vivants« . Je ne pouvais m’empêcher non plus d’évoquer ses expériences passées avec John Paul Jones (ex Led Zep) et le batteur de jazz Steve Noble avec qui il a joué de nombreuses fois: « Oui nous avons joué ensemble au printemps dernier ( au 100 Club de Londres) et ce fut plutôt expérimental. Ils sont tous les deux incroyables et j’ai adoré voir jusqu’où nous pouvions aller« .
Notre dernière question musicale portait sur le choix de la cover de New Order, « Leave Me Alone » qui figure, en face b, sur les 3 singles parus en Novembre et sortis, en édition limitée par Day Dream Library. « Woobly (Leidecker), à partir des matériaux deSpirit Counsel, a remixé certains des concerts en single. Ainsi nous avons sorti 3 singles(correspondant à 3 extraits des 3 pièces du triple album) et vu que c’étaient des éditions limitées (999 ex chacun), nous avons décidé de mettre cette chanson « populaire » en face B« .
Epilogue politico-musical
Comme nous en avons souvent l’habitude depuis plus d’un an, la dernière question posée fut plus politique, évoquant la situation internationale, catastrophe climatique annoncée, Trump et Boris Johnson et le rôle que les artistes pouvaient jouer. La réponse de Thurston Moore pouvait prolonger l’extrait d’une autre interview donnée, quelques jours plus tôt, à France Info Culture et qui nous ramène aussi au propos musical de Thurston Moore de ce début d’article!
« Pour moi c’était intéressant de s’éloigner du micro, se concentrer sur le langage de la musique, sans paroles…Le langage oral est vidé de sens notamment par certains leaders pour diviser les gens, comme Donald Trump, Boris Johnson ou Marine Le Pen »… »Je voulais me concentrer sur un langage qu’ils ne savent pas utiliser…je pense qu’ils ne savent pas jouer de la musique ou alors je serai curieux de l’écouter! »… Ce ne sont pas des artistes, leur vision est auto-centrée, aux dépens du paysage social autour d’eux« . (ITV donnée à France Info Culture fin Octobre 2019).
« Nous avons tous un rôle à jouer. Le changement ne pourra venir que d’un travail profond et d’une mise en pratique de nous tous ».
Ces derniers mots de Thurston Moore accordés à notre site weirdsound résonnent sans doute encore aussi un peu plus comme une évidence à l’heure de la pandémie mondiale.