Anthroposcenic ou l’ère de l’humain en musique
Perdu aux confins de la Sibérie sino-russe, survit un peuple qui passe pour être le plus ancien groupe ethnique de la région. « Ceux qui utilisent les rennes » ou Oroqen, symbolisent une certaine forme d’indépendance et de lutte pour la singularité dans des régimes totalitaires. Mais aussi l’érosion de la biodiversité culturelle, rongée par le consumérisme et le grignotage des habitats naturels. C’est le point de départ du dernier album des suédois d’Orochen qui décrit un monde où la désolation se propage. Des images de paysages désolés et dévastés par l’action humaine parsèment les huit titres de cet Anthroposcenic qui est sorti au printemps dernier chez Suicide Records (on rigole bien ici, hein?).
C’est le chimiste Paul Crutzen qui le premier propose de renommer l’ère géologique dans laquelle nous vivons « anthropocène » ou « ère de l’humain ». En effet, la dénomination des ères géologiques dépend de l’élément de forçage dominant durant une période donnée. Partant du principe que l’Homme est aujourd’hui l’élément qui a le plus d’influence sur les forces géologiques, géophysiques de notre terre, ce concept n’a pas encore fait consensus dans la communauté scientifique mais s’est largement répandu dans la littérature de vulgarisation et est sujet à de nombreux débats.
Le chainon manquant
Tel un chainon manquant entre post-metal et shoegaze, la musique du groupe se déploie sur la longueur, s’appuyant sur des nappes ou des accords martelés, parfois lourds, ou au contraire, et paradoxalement, du sein desquels émerge une certaine légèreté et où surnagent des éléments folks. Murs de guitares et réverb, chant éthéré et mélodique, structure toute en nuance et évolutions discrètes, l’enveloppe musicale qui s’enroule autour de l’auditeur le plonge dans un univers noir à la beauté mélancolique. On y décèle des influences black metal, du folk avec l’utilisation parcimonieuse d’un banjo (Convalescence). On navigue quelque part entre Deafheaven, King Woman et Wovenhand.
Originaire de Göteborg, Orochen a construit son univers musical autour d’une thématique sombre, « d’un monde dans lequel les humains et leur environnement sont pensés comme des ressources économiques. Une société née d’une nouvelle religion que la plupart d’entre nous connait sous le nom de capitalisme. Une religion qui arrache les individus du méchanisme psychologique naturel dessiné par le processus évolutionnaire au cours de milliers/millions d’années » (dixit le site du label). C’est donc logiquement que leur musique nous fait ressentir des émotions fortes. Avec quelque chose d’organique, elle évoque une souffrance intense et désespérée, à l’image de ce que peut provoquer la solastalgie (Glenn Albrecht), douleur psychologique proche de l’éco-anxiété.
Une collaboration riche
Étrangement, en dépit de thématiques pesantes et peu génératrices de joie, Anthroposcenic est un album léger. Non pas parce que la musique l’est, mais grâce à une production aérée qui permet aux instruments de se détacher les uns des autres. Le son est très caractéristique des productions post-metal suédoises actuelles. Ce n’est pas étonnant donc de retrouver Magnus Lindberg (Cult Of Luna, Russian Circles, Dvne, P. G. Lost, Tribulation—et même Converge!—entre autres) au mixage et au mastering derrière ce son ample et puissant. Là où le premier E.P. Thylacine péchait par son côté brouillon et un mastering qui étouffait quelque peu l’ensemble, cet album offre une écoute presque lumineuse (si on peut dire qu’un son s’apparente à de la lumière intérieure…).
En contrepoint de la voix aérienne et mélodique de Mattsson, sur Convalescence Nine, chanteur de Wormwood, vient poser son growl agressif et profond. Le groupe est particulièrement habile a composer des mélodies intenses qui s’incrustent durablement. On retiendra notamment Gathering Storm, House Of Bones comme Theeth Of Glass ou le refrain absolument déchirant de Convalescence.
Ne s’arrêtant pas à ces collaborations musicales, les musiciens se sont entourés d’artistes photographes afin de déployer leur message sur d’autres supports. L’album est distribué avec un livret comprenant des clichés issues du travail de Pelle Ossler, Johannes Berner, Niklas Lövgren et Christian Thunarf. Les photos en noir et blanc illustrent parfaitement le propos sombre du disque et nous renvoient des images d’un monde en pleine décomposition : ruines, centrales thermiques, fumées, images abimées… telles des émanations graphiques des sons du groupe, elles imposent définitivement un climat sombre et désenchanté.
Une poésie dystopique
L’album est déjà sorti depuis plusieurs mois. Mais vu la résonance des thèmes avec mes préoccupations et l’été quasi apocalypto-climatique que nous venons de traverser, il me semble que ce disque n’est pas prêt de se faire oublier. Il prend une dimension toute particulière alors que disparait peut- être le penseur le plus important de notre anthropocène, Bruno Latour et sa façon si unique de considérer le vivant et de mettre tous les »terrestres » sur le même plan.
On entre dans cet Anthroposcene par le titre Black Snow qui dépeint un paysage froid où les arbres ont tous perdu leurs feuilles, sorte de voyage au travers d’un pays où plus rien ne survit. Je n’ai pas pu identifier l’origine de l’extrait qu’on entend au début, mais je suppose qu’il est à l’origine de la thématique du texte, ou qu’il vient tout du moins fortement l’illustrer. À propos de Gathering Storms qui suit, le groupe déclare : il s’agit d’une personne qui a le savoir pour changer le monde et qui continue à lutter en dépit de la surdité du reste de l’humanité. Un nuage qui ne peut que s’assombrir. C’est un titre qui encourage chacun a continuer d’essayer de rendre le monde meilleur. Un encouragement pour tous les activistes de l’environnement à travers le monde (227 assassinés en 2020…).
Après le dévastateur Gathering Storm, Iron Gates fait figure de ballade avec ses arpèges et sa mélodie presque romantique. Bien qu’assez court et lourd, il redonne un coup de fouet avant le très désespéré Convalescence. Le blast de batterie très black est pourtant puissant et pousse le titre dès l’intro, mais il se dégage une forme de tristesse sans nom de ce très beau morceau qui vous prend comme une odeur douceâtre d’humus un soir frais d’automne alors que vous repensez à vos premiers amours.
À propos de Teeth Of Glass (ci-dessus), Jonas Mattsson le chanteur explique : l’histoire de ce titre est inspirée par un cauchemar dans lequel les objets et les émotions ont acquis leur âme propre et accèdent à la vie, dans une réalité complètement déformée. La chanson décrit une descente au plus profond d’un océan interne où la culpabilité et la honte prennent la forme de multiples créatures.
On retiendra encore le très beau House Of Bones et sa mélopée lancinante, ou Rat King et son ambiance western avec le retour du banjo qui vient clore l’album sur quelques notes égrainées en acoustique.
38 minutes, c’est court, mais ces huit morceaux sont un tel condensé d’émotions qu’il est difficile d’imaginer plus. Orochen réussit un premier album sans faute qui s’insère dans l’air du temps de façon magistrale.
Last but not least?
Une dernière précision : je n’aurais jamais découvert ce groupe sans la lecture d’un magazine papier précieux qui est menacé de disparition : New Noise. Si le journal ne remonte pas les ventes de son prochain numéro, celui-ci pourrait bien être le dernier. Édition numérique et papier ne sont pas concurrentielles mais complémentaires. Alors si chez Weirdsound nous avons tous un job qui nous laisse parfois un peu de temps pour faire partager bénévolement nos coups de cœur et nos passions sans que cela engendre un coût insurmontable, il n’en est pas de même pour ce magazine de très grande qualité qui s’intéresse à des musiques qui n’auraient pas autant de visibilité sans lui. Soutenez la presse et la musique indépendante.
Orochen :
Jonas Mattsson – Vocals, Guitar, Banjo
Emil Gustavsson – Guitar, Vocals
Rasmus Lindblom – Bass, Synth, Programming
Hampus Olsson – Drums, Percussion
Thank you so much for this 🖤
//Orochen