De la révolution à la révolte
Le 6 janvier 1645, 22 000 hommes sont mobilisés ou s’engagent dans la nouvelle armée anglaise « parlementaire » formée pour remplacer celles financées par les nobles. À leur tête, Sir Thomas Fairfax et Oliver Cromwell. Ce dernier, puritain et héritier d’une grande fortune, renversera la monarchie anglaise, envahira l’Écosse et l’Irlande et prendra le pouvoir contre les royalistes. Héros révolutionnaire, père de la République à l’anglaise ou proto-dictateur, il est une personnalité clivante encore aujourd’hui. Il est également l’inspirateur d’un groupe culte qui sévit dans l’ombre depuis plus de 40 ans, New Model Army, NMA.
Plus de 400 ans après la première révolution anglaise, à Bradford, West Yorkshire, Justin Sullivan, Stuart Morrow et Phil Tompkins montent un groupe de punk également marqué par son intérêt pour la Northern Soul (ou Rare Soul, courant soul du Nord du Royaume Uni qui aura une grande influence sur le rock, le punk, les Mods dont The Jam et Paul Weller, évidemment et bien sur la Soul anglaise contemporaine). Rapidement Tompkins quitte le trio pour être remplacé un peu plus tard par celui qui deviendra le deuxième pilier du groupe, Robert Heaton. Ce dernier a longtemps navigué dans l’entourage d’Hawkwind, notamment comme batteur—1981/1983— et a déjà une solide expérience de technicien.
En 1983, le DJ John Peel, infatigable découvreur et amoureux de musique, programme régulièrement leurs premiers singles sortis sur Abstract Records, Bittersweet et Great Expectations.
En avant, marge!
En Angleterre, c’est la grande époque des néo romantiques, c’est l’heure de gloire des Smiths, New Order squattant les dance floors avec leur Blue Monday. Ce sont les années Thatcher et tout leur lot de misère, et les ravages socio-économiques du néo-libéralisme. La guerre des Malouines est encore dans toutes les têtes. Ce sont les années 83/84. Après un passage live remarqué dans l’émission The Tube le 20 janvier 1984, Vengeance, le premier E. P. de NMA sort en avril.
Tous les ingrédients qui feront la patte NMA sont déjà présents sur ce manifeste. Une guitare qui oscille entre punk, post-punk, folk, une batterie qui fait monter la tension, une basse qui claque et accompagne la ligne harmonique à la perfection, des mélodies imparables et personnelles. Le timbre de Sullivan et la conviction qu’il met dans la déclamation de ses textes emporte immanquablement l’auditeur et transforme chaque refrain en hymne facilement repris par un public de plus en plus nombreux à les suivre. Les fans inventeront même un gimmick gestuel particulier avec les bras qui sera repris en masse lors des concerts, créant la sensation diffuse d’être face à une sorte d’armée…
De l’écriture (trop) spontanée, les polémiques
Dès le début, les musiciens prêtent à la controverse. Il faut dire que leur nom et les textes très engagés peuvent facilement amener certains groupes idéologiques à se revendiquer proche de ce qu’ils dénoncent. On leur reproche d’être des fascistes, puis des gauchistes. Pour les premiers, il faut lire les paroles de Vengeance où Sullivan appelle ouvertement à traquer les nazis réfugiés en Amérique du sud et à les abattre pour venger les atrocités de la seconde guerre mondiale. En sous-texte, on peut y lire une violente diatribe contre Klaus Barbie puisqu’il compose après avoir vu une émission sur l’assassin de Jean Moulin.
J’avais vu une émission de télévision à l’époque sur Klaus Barbie. Le journaliste essayait d’avoir un entretien avec lui, il lui dit : « Excusez-moi, Monsieur. Barbie… » et j’ai trouvé cette situation si incroyable. Pour qu’il s’adresse à une personne qui a commis des crimes aussi incroyables en s’adressant à lui en disant « excusez-moi… ». Je me suis assis directement et j’ai écrit la chanson, les paroles en dix minutes.
https://www.ox-fanzine.de/interview/new-model-army-4750
Donc point de néo nazi chez NMA, si on en doutait. L’ambiguïté vient peut-être de ce nom qui les rattache à Cromwell et son puritanisme despotique… On retrouve des relents d’un patriotisme idéalisé, dénué de toute tendance nationaliste dans des morceaux comme My Country sur l’album No rest For The Wicked, 1985. Toute l’ambiguïté vient du paradoxe qui peut être énoncé dans ce manifeste qui mêle sans trop de discernement pacifisme, universalisme et amour du pays. Un flou idéologique qui permit donc à certains d’y voir une tendance fascisante.
Fight all the ones who divide us rich against poor
My Country, No Rest For The Wicked,1985
Fight all the ones who divide us white against black
Fight all the ones who want their missiles in our heart
Fight all the powers who would lead us into war
Et les ingrédients y sont! Car il ajoute qu’il se battra pour son pays—pour un manifeste pacifiste, on est pour le moins dans le paradoxe! Comment expliquer de telles contradictions et une maladresse (?) d’écriture qui puisse être aussi tendancieuse? Le chanteur écrit à chaque fois sous le coup de l’émotion et ne revient quasiment jamais sur ses textes. I write what I think… C’est de l’instantané. Ce qui peut parfois poser des problèmes d’interprétation et semer la confusion. C’est une écriture impulsive, viscérale, colérique, revendicatrice, sans barrière, volontairement assumée par le musicien qui ne regarde en arrière que depuis peu. Et c’est cette urgence dans l’écriture comme dans la musique, cette tension constante entre les textes et une interprétation où l’énergie du moment prime, où les refrains arrivent bien souvent comme des instants de libération, à la fois de la parole et de l’intensité musicale et qui fait tout le sel de leurs compositions. Une forme de rage soudaine, comme une bête sauvage trop longtemps retenue dans sa cage qu’on libérerait d’un seul coup.
Sans concession
Invité à se produire à Top Of The Pop, NMA insiste pour jouer live. Alors que seuls les Stones avaient eu ce privilège, la BBC accepte de jouer le jeu. Lorsqu’ils arrivent sur scène, les trois musiciens arborent un t-shirt sur lequel est imprimé « Only Stupid Bastards Use Heroin« . Le slogan provocateur aurait pu être censuré tant il est facile d’accuser un junkie d’être tombé dans la came. Mais non, c’est le mot « bastards » que la prude télévision britannique juge offensant. Les producteurs demandent alors au groupe de poser un autocollant sur le mot si choquant…
C’est pendant la tournée de No rest For The Wicked que Morrow quitte le groupe pour être remplacé par le tout jeune (17 ans) Jason Harris.
L’année suivante, The Ghost Of Cain confirme le groupe dans son ascension vers le succès. L’album est encensé et les concerts se font plus gros. Comme ce show avec David Bowie devant le Reichstag le 6 juin 1987.
Cette même année, Sullivan et Heaton font un pas de côté pour enregistrer Hex (sorcière) un album avec une autre personnalité de Bradford, l’artiste polyvalente (écrivaine, poétesse, peintre, tatoueuse…) Joolz Denby. Comme le déclare le chanteur, sans elle, pas de NMA. Depuis 1983 lorsqu’elle devient leur première manageuse et jusqu’à Unbroken, l’album à venir pour 2024, elle signe également tous les visuels du groupe.
Toujours être ailleurs
Les années 80 et le début de 90’s sont celles du succès. Certes relatif, mais les musiciens se produisent dans de grands festivals, tournent dans de nombreux pays et emmènent avec eux une solide cohorte de fans. De plus en plus souvent, le groupe se voit renforcé d’autres musiciens sur scène. C’est Ricky Warwick (futur fondateur de The Almighty) à la guitare, ou l’harmoniciste Mark Feltham. Fidèle à ses valeurs, refusant d’être là où on les attends, le groupe raye alors de sa setlist les titres qui montent trop haut dans les charts. Ainsi, Vengeance va disparaitre des lives de ces années là, tout comme 51th State et Vagabonds. C’est certainement une des raisons pour lesquelles il n’existe que très peu de clip de NMA de cette période MTV.
Thunder And Consolation sort en 1989. L’album, perçu par certains comme leur chef d’œuvre, voit le groupe élargir ses sonorités. Le line-up s’enrichit du violoniste/claviériste Ed Alleyne Johnson. La production est plus aboutie, moins brute. Le son plus épais met en valeur les influences plus folk des musiciens tout en gardant intacte l’énergie des débuts. Mais l’ambiance s’en ressent et Harris quitte le groupe à la fin de l’été.
De retour en studio, Heaton et Sullivan vont s’enliser dans des questionnements vains au détriment de la musique, comme le son d’une caisse claire… alors que rien n’a encore été enregistré. C’est tout de même le très bon Impurity qui voit le jour en 1990. La basse est tenue par Peter « Nelson » Nice qui restera au sein du combo jusqu’au début des années 2010, Ed Alleyne Johnson y pose encore ses violons et clavier et Adrian Portas arrive avec sa six cordes.
Savoir saboter le succès lorsqu’il se fait trop proche
Insaisissable, imprévisible, peut-être que ces deux termes sont ceux qui définissent le mieux la relation de NMA avec les journalistes. Nombre d’entre eux en ce début des années 90 aimeraient porter le groupe aux nues. Bien peu admettent ouvertement le soutenir, bien trop souvent effrayés par la prochaine direction que pourraient prendre les musiciens. Bien trop souvent, consciemment ou inconsciemment, Sullivan et Heaton vont se tirer une balle dans le pied, selon l’expression du chanteur, et se saborder. La notoriété et le succès ne semblent pas faits pour eux. Ils évitent sciemment tout ce qui pourrait les amener trop près du succès. Non pas parce qu’ils sont des artistes maudits, mais bien par peur de perdre leur intégrité et leur indépendance. Par pur esprit de contradiction aussi.
En 1993, The Love Of Hopeless Cause s’attire les foudres de nombreuses personnes lorsque sort le single Here Comes The War accompagné d’un diagramme expliquant comment fabriquer simplement une bombe atomique. Pour Sullivan, il y a dans cette album comme une volonté de faire un pied de nez à la mode New-Age et folk qui refait surface à cette époque. Plus brutes, parfois presque rock and roll (Here Comes The War), les compositions sont empreintes de rage et de fureur. C’est une sorte de retour aux sources pour le groupe. Certains titres comme Living In The Rose n’ont rien à envier aux groupes grunge du moment. The Love Of Hopeless Cause sera le seul album qui sortira sur une major, Epic, le groupe préférant alors former son propre label, Attack Attack Records.
L’amitié en morceaux…
Strange Brotherhood… Étrange amitié. Quel bon choix de titre pour cet ultime album avec Sullivan et Heaton comme membres survivants. En 93/94, ils s’éloignent quelques temps du groupe et se consacrent chacun à des projets plus personnels comme la production ou l’organisation de concerts. Sullivan retrouve les salles moins grandes avec bonheur au sein d’une petite formation qui joue les titres de NMA dans des clubs et bars. Il faut dire que les deux amis qui se côtoient presque depuis la naissance du groupe ont progressivement pris de la distance. Ils ne s’entendent plus tout à fait aussi bien. Et les retrouvailles trainent. Les tentatives pour sortir du nouveau matériel sont laborieuses. Les autres membres ont également emprunté des chemins quelque peu différents. Il faudra quatre longues années pour que Strange Brotherhood voit le jour. Le laborieux travail d’accouchement donnera naissance à un rejeton mal aimé et dont les qualités de composition sont bien en deçà des autres. On sent l’essoufflement, le manque d’inspiration. Et pourtant, l’énergie intact de Sullivan apporte encore de la magie et un semblant de souffle épique. Ce n’est pas un mauvais album, mais les titres sont juste…bien. On sent également beaucoup plus que sur les autres opus l’influence d’un artiste que le chanteur/guitariste cite régulièrement, Neil Young (Aimless Desire). Si Justin Sullivan a toujours nié que NMA était un groupe politique, en revanche, il n’hésite jamais à relater ses expériences militantes. Ainsi, on trouve dans ce disque, des références à sa participation au mouvement de protestation qui s’élève contre la construction incessante de nouvelles routes au Royaume Uni.
Alors que le duo était d’accord pour partir chacun de son côté après la tournée, Heaton est diagnostiqué avec une tumeur cérébrale. Bien que l’opération réussisse, il ne fera pas la tournée avec le groupe et se concentrera sur ce qui lui tient à cœur à ce moment là, la promotion de groupes locaux. Il est remplacé par Michael Dean qui assure le poste encore aujourd’hui.
Le bouleversement du début des années 2000
En 1999, au tournant du siècle, comme pour faire un bilan de presque 20 ans d’activité et témoigner de la puissance du groupe sur scène, sort un live intitulé …& Nobody Else (New Model Army…). En 2000, c’est le huitième opus sobrement nommé Eight qui voit le jour. Enregistré dans le studio du groupe, c’est Justin Sullivan, aidé de Michael Dean, qui écrit la majeur partie des morceaux. Le disque dégage a posteriori comme un sentiment de fin d’époque. Bizarrement, ici, la production sacrifie quelque peu aux modes du moment : son de caisse claire claquant aux harmoniques très présentes, nappes de synthé très électro. Les compositions se font moins énergiques, combien même quelques titres réveillent l’ensemble (Wipeout).
Les quatre années qui suivent sont une sorte de hiatus involontaire. Sullivan se concentre sur son album et tournée solo, accompagné des deux autres désormais membres permanents de NMA, Michael Dean et Dean White. Lost Songs, une compilation de matériel enregistré depuis 1982 et jamais publié sort également en 2002.
Sur Carnival qui arrive dans les bacs en 2005, Sullivan va épancher sa douleur et ses regrets. Ses regrets de ne pas en avoir assez dit, d’en avoir trop dit. Fireworks Night exprime toute la surprise, désagréable, la tétanie et la douleur qui nous saisit lorsqu’on apprend la mort d’un proche. Heaton, qui s’était remis de sa tumeur au cerveau, s’est brusquement éteint à l’automne 2004 d’un fulgurant cancer du pancréas.
Rarement un texte de chanson n’aura rendu avec autant d’acuité les émotions qui se bousculent lors de la mort d’un être aimé. Mais ce n’est pas dans l’ADN de NMA ni de Sullivan de regarder en arrière.
Toujours regarder devant
La page Heaton se tourne définitivement avec la sortie de l’énergique High en 2007 et l’arrivée déterminante de Marshall Gill à la guitare. Preuve que les musiciens regardent vers l’avenir et refusent toujours de se retourner vers les succès passés, sur une vingtaine de titres qu’ils ont l’habitude d’enchainer en live—avec, tout comme Neil Young, souvent une partie acoustique et une partie électrique—seuls deux sont des morceaux post 2000.
En 2008, le collapse de la bourse et la crise des subprimes apporte de l’eau au moulin de la créativité du combo de Bradford sur l’album suivant. Fidèle à son habitude d’écriture instantanée, réagissant plus à ses émotions qu’à une mûre réflexion, alors que le 11 septembre n’avait pas effleuré le musicien dans son élan créatif en 2001, l’évènement tout aussi planétaire qui va bouleverser l’économie en 2008 trouve un écho profond chez lui dans la composition de ses textes. Le son se fait presque metal, les riffs rageurs, les guitares plus saturées que jamais sur l’excellent Today is a Good Day (2009).
En 2008, c’est leur manager de longue date, Tommy Tee qui meurt subitement. Au début de la décennie suivante, alors que d’un commun accord, pour des raisons familiales et en toute amitié, Nelson décide de quitter le groupe après vingt deux ans, le studio qu’ils s’étaient montés et où dormaient pas mal d’archives part en fumée. Mais pas le temps de se morfondre, en quelques mois tout est remis en état et les voilà repartis pour un nouvel enregistrement avec Ceri Monger qui vient prendre la place laissée vacante par Peter Nice (Nelson) avec une grande efficacité et une personnalité qui s’impose (écouter le solo de basse de Seven Times).
Pour la première fois depuis la naissance du groupe, le line-up va connaitre une longue période de stabilité qui dure encore aujourd’hui, faisant dire au chanteur que cette version du groupe était sa préférée. Les albums vont s’enchainer avec une constance et une qualité qui forcent le respect. Le dernier « véritable » album sorti est le toujours très bon From here qui semble pour la première fois regarder en arrière. La recette est sensiblement la même qu’au début, la verve toujours présente, Sullivan ne lâchant rien et les musiciens toujours aussi investis dans leur interprétation. Composé en deux mois, enregistré en neuf jours, il respire la spontanéité chère à NMA.
Et à présent?
NMA vient de sortir (septembre 2023) un somptueux album enregistré live avec le Sinfonia Leipzig, arrangé par Shir-Ran Yinon avec le chef d’orchestre Cornelius During le 15 juillet 2022 au Tempodrom de Berlin et simplement intitulé Sinfonia (jeu de mots avec Sin, péché).
2024 verra la sortie du quinzième album studio du groupe, Unbroken.
On ne saurait mieux illustrer la philosophie de la nouvelle armée modèle que par ce titre. Toujours en morceaux mais jamais cassés. Sullivan, Dean, Monger et White —Gill a quitté le groupe en 2022—continuent d’avancer sans cesse, contre vents et marées, groupe culte de l’ombre, vénéré par de nombreux fans, adoré en secret par de nombreux journalistes musicaux, ils se reconstruisent sans cesse, privilégiant le moment présent aux relents du temps qui passe et aux effluves du passé.