Tristan Murail : Vampyr!

Pour elektrische Gitarre
Donnons-nous la question s’il se rencontre, dans la musique savante actuelle, le goût de la guitare électrique qui se trouve si présent dans la populaire, que cet instrument élève et précipite. L’Europe, recueillant le limon musqué du torrent asiatique, y forma le luth, le téorbe et la guitare ; elle répartissait entre l’Espagne, l’Italie, la Flandre, la France, ceux des hommes qui devaient tant composer pour ces trois instruments ; le pays du milieu offrit Bach, cultivé aujourd’hui dans le jardin japonais et la côte de la Chine. La musique raffinée avant lui dans le roulis du temps, l’Allemand l’enrichissait de sa piété, du jeu, et de l’esprit de suite et de système caractéristique de notre voisinage oriental. Quiconque écoute Hopkinson Smith développer la Chaconne, entendra un monde neuf et se former dans l’air le cercle d’un ciel ample et profond.
Mais nous rêvons, nous ramassons les siècles : laissons Bach sur la rive du sien, abordons le nôtre. Le violoncelle, le cor, la voix, le premier instrument de l’homme et le premier de sa femme, les trompettes, les cymbales qui ornèrent les orchestres de la Turquie et les cours de l’empire chinois, les tambours, quelque clavecin bruni à l’air d’un vieil hôtel, les flûtes, une clarinette, un basson… Tous ces instruments formés dans le tissu, le bois, l’acier, d’abord rappellent au citoyen l’existence des conservatoires de musique et à son cœur, la douleur qu’y sécrète l’ignorance du solfège, en qui aussi sécrète la volonté propre à le conquérir.
Ces beaux instruments ont orné les jolies chansons anglaises des années 1960, qui incorporaient dans des mélodies simples et naïves des arrangements complexes et délicieux. Cette époque dorée n’a pas duré, mais on trouvait alors en usage, dans des compositions de jeunes musiciens peu équipés (the Millenium…), les instruments de nacre, de bois et de cuivre, qui font beaucoup l’objet de l’attention de la musique des compositeurs instruits dans les conservatoires. On a trouvé beaucoup moins l’usage de la guitare électrique dans les partitions de ces élèves éduqués au solfège et à la technique, à l’art de la composition et du contrepoint. L’incorporation dans la musique symphonique ou concertante en est difficile, mais elle n’est pas impossible ; elle a montré des résultats, et même quelques grandes oeuvres.
D’un savant normand
Tournons vers le compositeur d’origine normande Tristan Murail, qui élève sa technique vers la sensibilité, gardien du bon usage de la technique. Le catalogue de ses pièces est le secrétaire d’un savoir acoustique qui se déploie dans le grand spectre ondulant qu’émettent les dispositifs électroniques, le son de cors mêlé du son d’une trompette, le tissu souple de cordes concertant, laguitare liée à un amplificateurpar un câble de cuivre. Des œuvres que ce musicien a destinées à cette guitare, écoutons le morceau Vampyr! écrit pour elle seule, aujourd’hui assez isolé du reste, assez aventureux, du cycle de « Random Access Memory », duquel il est extrait.
Vampyr! était composé en 1984, et créé aussitôt entre les mains du guitariste Claude Pavy. Ce premier interprète perçait de la partition l’énergie dont elle est dépositaire, et chauffant ses lignes de toute la distorsion qui leur donne leur vie. On peut consulter dans la Toile des enregistrements plus récents de la convocation de cette lave intacte : depuis les Flandres ou l’Italie Wiek Hijmans, Flavio Virzì, Hugues Kolp, Nico Coeck, Gianluca Russo, Walter Zanetti qui en emporte la plus courte, y ont publié leurs versions et l’on peut croire, dans le temps qui vient, que cette pièce espiègle, polie et écorchée alternativement, l’y sera davantage. Que la première écoute qui rebute peut-être jusqu’à l’auditeur accoutumé des stridences contemporaines, saura l’appeler à une appréciation moins corrompue de ce morceau de basalte, gros d’un noyau qui rouvre un sillon rouge et liquéfie sa croûte en six à neuf minutes.
Toute la Normandie
Tristan Murail n’a pas depuis abandonné la composition pour elektrische Gitarre. Il l’a utilisée au côté d’ondes Martenot ou plus savoureusement encore, dans une œuvre orchestrale d’après les Contes cruels du sain auteur Villiers de L’Isle-Adam né en Bretagne à Saint-Brieuc, et c’est ce qu’il faudra écouter si le lecteur veut connaître la musique contemporaine par le conduit de son manche électrifié, et sentir du bassin d’une fontaine nouvelle remuer une eau noire et ondoyante.