À l’heure où tous les voyants sont rouges, où l’Humanité risque d’être son propre fossoyeur, et en attendant enterre un bon nombre d’espèces du fait de ses activités économiques, au moment de la sixième Grande Extinction, donc, pour son nouvel opus le collectif prog-metal The Ocean se penche sur l’ère qui vit la troisième Grande extinction, la première partie du Phanerozoic, le Paleozoic qui s’étend du Cambrien au Permien (-540MdA, -250MdA).
Au long de leurs sept albums, le collectif fondé par le guitariste Robin Staps aura vu passer une pléthore de musiciens et exploré les âges et de nombreux concepts géologiques au travers l’évocation des éons et ères depuis longtemps disparus. Il s’agit pour le musicien de mettre en parallèle l’échelle des temps géologiques et les errances de l’Humanité. Les premières évocations de cette idée se retrouvent ponctuellement sur les deux premiers albums, Fluxion et Aeolian (2004, 2005). Mais la véritable spirale temporelle qui se targue d’explorer musicalement les temps les plus anciens de notre planète remonte à Precambrian, en 2007. En fermant les yeux et en essayant de visualiser sa musique, ses sons heavy/sludge, le musicien a vu apparaitre des paysages primaires faits de coulées de lave, de volcans, avec des terres ravagées par le feu et des sols brulés. C’est donc logiquement qu’il s’est attaché en tout premier à cet éon qui englobe les ères qui ont vu la naissance de la Terre et l’émergence de la vie. Après deux opus en 2010 qui s’attaquaient au christianisme (Heliocentric) et au créationnisme version protestante (Anthropocentric), il était revenu à des considérations plus « profondes » avec le magnifique et océanique Pelagial dans lequel nous étions confrontés aux profondeurs abyssales de nos eaux iodées. Avec The Ocean, loin des histoires de filles, de bière ou de considérations auto-centrées, on navigue dans des sphères supérieures qui fleurtent avec la spiritualité cosmico-nitzschéènne. Ici, pas de sexe—du moins dans sa nature la plus prosaïque et triviale—pas de drogue, mais par contre un rock puissant et ravageur.
Le titre d’ouverture de l’album. Après un bref instrumental, le déferlement sonore accompagné d’un texte de Friedrich Nietzsche
Pour resituer l’évènement géologique dont il est question ici, remontez le temps il y a quelque 541 millions d’années et des bananes. C’est un éon qui se découpe en plusieurs périodes géologiques. Les échelles sont tellement vastes, que le groupe a décidé de s’atteler tout d’abord à la première subdivision, le Paléozoic (ou Palaeozoic). Fermez les yeux et imaginez-vous en train d’évoluer dans cette ère primaire lors de laquelle les poissons sont apparus. Dans les eaux des océans primordiaux, au Cambrien, évolue une quantité d’espèces dont la variété a été rarement égalée depuis. En effet, il y a 540MdA, on assiste à une explosion soudaine de la vie aquatique que l’on ne s’explique pas encore bien aujourd’hui. S’appuyant à la fois sur les cycles géologiques et biologiques, comme sur le concept Nitzschéen de récurrence, lui-même inspiré de philosophies orientales, Cambrian II : Eternal Recurrence constitue l’ouverture magistrale de cet album.
Conceptually and musically, The Ocean‘s Phanerozoic is the missing link between the albums Precambrian and Heliocentric / Anthropocentric.
Conceptuellement et musicalement, Phanerozoic est le chainon manquant entre Precambrian et Heliocentric/Anthropocentric.
Metal Blade Records
Comme dans les opus précédents, Robin Staps mêle habillement des questionnements métaphysiques et des considérations évolutionnistes. Avec cet album, on se tourne vers le concept de l’Eternel Retour (je vous laisse (re)lire en quoi cela consiste dans cette chronique sur le dernier album de Windhand ici).
This album is essentially about time, perception of time, and repetition.
Cet album traite essentiellement du temps, de sa perception et sa répétition.
Robin Staps
Si le guitariste avoue lui-même être un « freak control », composant l’intégralité des instruments, pour l’enregistrement de Phanerozoic I, il a pour la première fois laissé le nouveau batteur (depuis 2014), Paul Seidel, et les autres musiciens ré-interpréter et faire évoluer ses compositions lors de l’enregistrement qui s’est déroulé dans un studio isolé en Islande. Et c’est peut-être ce qui rend cet album à la fois le plus… simple, même si le terme s’applique mal au style musical, et le plus travaillé du groupe, notamment en ce qui concerne les voix. Les parties chants hurlées alternent avec des chœurs aériens, limpides, et la voix de Loïc Rossetti sait également se faire plus claire, privilégiant ainsi la mélodie. L’enregistrement des albums de The Ocean met en branle un certain nombre de personnes qui collaborent régulièrement à leur élaboration sans forcément apparaitre sur scène. Cela s’avèrerait d’autant plus difficile que les rôles de chacun peuvent parfois s’intervertir et que, sur tous les albums, ce sont des dizaines de musiciens et artistes qui interviennent. Et cela, sans compter les featuring, comme sur Devonian : Nascent, où Jonas Renkse de Katatonia est venu poser son chant plus typé Heavy Metal. D’où finalement l’ajout de Collective accolé au nom du groupe.
Prolifique, le compositeur a engrangé de quoi produire deux albums, d’où le « I » et le traitement d’une seule partie de cet éon sur le titre; la deuxième partie est prévue début 2020. Déjà, pour Fluxion et Aeolian, en 2004 et 2005, les nombreux morceaux enregistrés avaient nécessité une sortie en deux L.P. Où peut-être est-ce un nouveau concept marketing des maisons de disque?
Il est parfois difficile de classer The Ocean, prog-metal, sludge, post-metal… Il suffit de dire qu’on a ici à faire avec une musique complexe, où les guitares s’érigent en un puissant mur sonore, accompagné de piano, violoncelle, où les variations thématiques nombreuses créées de véritables émotions et autour de laquelle des contributeurs divers construisent décidément une œuvre totale.
Les 47mn de l’album se referment sur Permian : The Great Dying, ère qui vit une des plus grandes crises d’extinction massive connue à ce jour, où 95% des espèces disparurent, où les lambeaux de vies se réfugièrent pour plusieurs millions d’années au fond des océans sous des formes simples.
« We are now looking at an increase of temperature by about 4° by the end of the century, and the former worst case scenario has now become the proclaimed goal. The same increase in global temperatures which happened at the end of the Permian over the course of several hundreds of thousands of years, is very likely to happen in just over 100-200 years now. »
« Nous faisons face actuellement à une augmentation prévue des températures de 4° d’ici la fin du siècle, et le scénario le pire est maintenant ce qui nous attend. C’est la même augmentation des températures qu’au Permien sur une échelle de plusieurs centaines de milliers d’années, mais sur juste une période de cent à deux cents ans en ce qui nous concerne. »
Robin Staps
Le concept mis en place pour ces albums, retracer l’histoire de notre planète, la mettre en perspective avec notre propre histoire, ô combien infiniment plus courte, a été au centre d’un autre travail, graphique celui-là, dans l’œuvre du dessinateur Jens Harder pour ses albums Alpha, Beta, Gamma. Œuvre aussi monumentale à mettre en parallèle avec celui de ce collectif qui ne connait pas de frontière à sa créativité et nous plonge au cœur des défis contemporains en faisant appel à une histoire plus grande que nous.
Liens :
https://www.metalblade.com/theocean/
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