La brume et la foudre du Pale Grey

Il ne faut point mentir aux artistes ; il faut écrire nettement ce qu’on pense de leurs œuvres, c’est l’unique expression honnête de la gratitude que toute société saine leur doit. Cher lecteur, découvrons ensemble la musique de Pale Grey. Elle s’offre comme le tableau d’une foudre lente, confortablement vautrée dans un ample nuage.
Le trio qui constitue Pale Grey nous était inconnu ; c’est un petit groupe belge, qui chante en anglais, écrit de la musique depuis 2005 et l’enregistre sur des fichiers informatiques que ses membres se transmettent, qu’ils amendent, qu’ils enrichissent, et dont la musique n’a pas été cliniquement dévitalisée. Des sons électroniques indistincts, des bouts de guitare, des méandres et de larges plages de clavier, de petits brasiers courts, mêlés d’une basse confortable, entourent une voix sûre qui ne laisse pas de nous faire croire, dès le premier titre de ce disque, que le meilleur de ce groupe est encore devant lui, ce qui, considéré le disque dont on me charge ici de faire la chronique, est prometteur.
La douceur du climat
Billy, qui ouvre le disque, et jette avec soin toute la science du climat de nos Belges, eût davantage bénéficié d’un développement que d’être suivie d’une chanson inutile et insipide. Une ouverture est un exercice difficile, et celle-là est alléchante ; mais nous eussions aimé entendre le petit orchestre de ces trois musiciens s’y étendre et s’y déployer davantage, aussi largement le disque qu’ils l’ont fermé.
Mais nous avançons et nous trouvons dans Loss des couleurs scintillantes, un son riche, un carrousel musical solidement arrimé à un rythme étonnant qui mêle la percussion et le clavier, dans l’étincelle duquel la voix haut perchée du chanteur peut aisément tourner. Cette voix, si caractéristique, flatte l’oreille, et le cœur, de son épanouissement.
Nous déclarons sans nous retenir que la chanson Grace accueille l’auditeur curieux avec du confort, et de belles sonorités. Il faut saluer les recherches de ce groupe, qui veut faire entendre des choses nouvelles et notamment cette évocation des gros manèges électriques, si heureusement fixés dans cette chanson, que votre serviteur a écoutée plusieurs fois avec le même plaisir.
Il en a moins tiré du morceau qui suit, Late Night, une ritournelle qui emprunte aux sirènes des lourdes métropoles en en ralentissant la vitesse, en nous en faisant sentir la fatigue. C’est le deuxième titre pauvre de ce bel ensemble, dont la voix que nous aimons est à peu près absente, et dont l’homogénéité pouvait se passer.
Ghost est mieux uni et repose sur le cours de la voix, autour de laquelle tous les sons trouvent leur ancrage. C’est un petit tableau qui rappelle le vaisseau fantôme naviguant sur un flot moins turbulent ; le cours en est plus reposant, et le spectre moins pâle, quoique le titre de cette chanson soit adéquat et que les sons électroniques, présents ailleurs, en éclaircissent encore les brumes.
Blizzard, la chanson suivante, partage le goût du développement qui peut être si charmant dans la musique populaire ; ce développement s’appuie encore sur la voix, dont l’écho se mêle du brassin mousseux, doré, du son d’une Elektrische Gitarre et de sonorités synthétiques, et des caisses que nous croyons frappées de baguettes émoussées. La seule faiblesse de cette chanson, c’en sont les paroles. L’anglais est une langue souple et aisément accessible et jouit du prestige que les Américains et les Anglais, les maîtres de la pop, lui ont donné dans ce genre ; mais c’est leur langue et son usage, dont le commerce a étendu à tous les domaines le même uniforme, appauvrit quelquefois la musique. C’est le cas ici.
Les deux morceaux qui suivent pourraient être écartés du disque sans qu’il en soit lésé. Seasons constitue un autre joli manège lumineux, dont nous aurions aimé un certain développement. Quand le germe est bon, il ne faut pas l’étêter mais simplement conduire sa croissance et celui-ci méritait davantage que ce bref interlude, cette brève ballade qui introduit un peu abruptement la dernière chanson de l’album, Wave.
Musique orange
En écoutant la clôture de ce disque, on croit Wave un long poème d’Emile Verhaeren, tiré du recueil des Campagnes hallucinées, mis en musique. Une route s’ouvre à l’auditeur, dont ses oreilles ramassent des débris de beauté, des bouts de lumière orange, qu’on trouve dans toutes les grandes capitales. Toute cette chanson semble consister d’abord en des miettes de sonorités, des restes de guitare, des lambeaux de voix, jonchés sur le sol d’une route à l’abandon, et ces miettes lumineuses s’accordent bientôt pour former une nouvelle ritournelle. Le climat et le rythme y jouent l’un dans l’autre et, il faut pleinement admettre que ce groupe y est doué, sont sertis de boucles sobres et tristounettes qui s’élèvent enfin dans une nuit soudainement amplifiée, puis tombent mélancoliquement dans le silence.
Lecteur, tu as cru le disque terminé, et tu es tout étourdi ; l’état étrange dans lequel tu trouves, face à la mélancolie assez nordique de Pale Grey, prolonge ta mutité de quelques minutes ; cette musique t’a plu et t’a plongé dans le bain confus de tes propres souvenirs que tu crois pouvoir ruminer tout seul, et t’a rendu patient. Ta patience t’a heureusement détrompé et te donne le droit d’être acheminé au plus beau morceau de ce groupe. Un son synthétique, grisâtre, quasiment floydien, au lieu de briser ta rêverie, la reprend au vol.
Il faut remercier le claviériste d’être un musicien si dévoué, et ce groupe de n’avoir pas peur de l’utiliser si diversement. Hormis sur les marges des groupes anglais ou allemands, la musique pop de l’Europe est souvent élégamment coupée mais s’aventure peu dans le volume, ce qui est assez dommage, qu’exploitent plus naturellement des musiciens américains. Le Bill Callahan du Dream River, My Morning Jacket, Chris Robinson Brotherhood, par exemple, sont plus à leur aise dans cet espace, dans de grandes rêveries, mais souvent ils appareillent pour des espaces sauvages et de longs voyages.
Notre chanson, qui fait pousser sous le crâne de l’auditeur un trajet plutôt qu’un voyage, attouche à cette ribambelle d’élégants musiciens, mais elle demeure touchée de la lumière concentrée dans des bulbes de verre, et du détail ouvragé caractéristiques des villes européennes. Si Pale Grey défriche encore cette route, l’élargit, la polit, la synthétise, je ne doute pas que le temps le favorise et range sous sa musique une communauté désireuse de disques spacieux mais qui conservent la sonorité scintillante.
Car par la voix, le chœur discret, l’épaisseur du son de la guitare, la basse profonde, la beauté, quelquefois si ample, des claviers, l’élégance de la batterie, la sinuosité électronique, ce petit orchestre a parfaitement trouvé son chant ici. C’est celui que nous espérons devoir se déployer aussi largement dans la totalité du disque prochain et c’est aussi celui que nous avons voulu réécouter au casque, comme un rêve avant de dormir, ce qui ne gâche rien.
LIENS :
Site Officiel de Pale Grey : http://www.palegreymusic.com/